L’homophobie, instrument d’instabilité sociale

« Rien n’arrête le progrès. Il s’arrête tout seul. » Cette sentence en forme de boutade d’Alexandre Vialatte illustre le frein que peut susciter l’accumulation d’avancées sociales, spécialement lorsqu’elles s’opèrent sur des terrains qui touchent à l’identité et à l’intimité. Parlez-en aux communautés LGBTQ+ qui ont clos un Mois de la fierté assombri par des reculs qui tranchent avec l’exaltation des gains des débuts du présent siècle. Et encore, on parle moins de freins ici que de ressacs.

Dans un dossier d’une belle profondeur, Le Monde a crûment posé la question la semaine dernière : « Assisterions-nous à un backlash à grande échelle, ce retour de bâton conservateur souvent observé après un progrès des droits des minorités ? » La réponse donnée depuis plusieurs points du globe est platement que oui. Pis, ces reculs testent l’élasticité du tissu social au point que la haine arrive à reprendre ses aises jusque dans des espaces publics qu’on imaginait immunisés contre de telles poussées de fièvre.

À Montréal, c’est par exemple Fred, un employé de Postes Canada poursuivi au travail par des « Ta yeule, PD » anonymes d’une violence aussi répétitive que délétère. Dans l’espoir que son calvaire cesse, Fred a dénoncé dans La Presse et au 98,5 ces longs mois de harcèlement décomplexé. À Paris, c’est Antonin, un cycliste qui s’est fait apostropher après un accrochage qui a vite connu l’escalade. « Casse-toi, sale pédé », lui aura finalement lancé son interlocuteur avec la promesse, s’il le recroise, de lui « casser la gueule ».

Que des anecdotes ? Si seulement. Il y a quelques jours, la Gendarmerie royale du Canada a dévoilé un rapport qui fait état d’une triste progression de l’homophobie en nos terres. De 2015 à 2021, le nombre de crimes haineux motivés par la haine de l’orientation sexuelle déclarés par la police a augmenté de 150 %. On y lit que les victimes de ces crimes sont trois fois plus susceptibles que les autres victimes de haine de subir de la violence grave. Ce sont elles aussi qui subissent les blessures les plus sérieuses.

En mai dernier, l’Agence européenne des droits fondamentaux a publié un rapport faisant état de « taux de violence alarmants » en Europe à l’endroit des personnes gaies et transgenres. Les jeunes générations ne sont pas à l’abri, y lit-on. En 2019, un peu moins de la moitié des jeunes LGBTQ+ avaient déclaré avoir fait l’objet d’actes d’intimidation à l’école ; en 2023, c’étaient les deux tiers.

Chez nous, des intervenants ont pris la parole pour faire état d’un phénomène en progression dans les classes québécoises, soit la verbalisation de positions tranchées revendiquant des valeurs et un discours ouvertement sexistes, racistes, mais aussi homophobes et transphobes. Et on ne parle pas de tous ces pays où l’homosexualité est illégale (59), voire passible de la mort de mort (9).

Ce qu’on ne dit pas assez, c’est à quel point ces reculs sont nourris, voire durcis par la mondialisation. Plus les communautés LGBTQ+ sont visibles dans nos lois, nos productions culturelles ou nos politiques, plus celles-ci paraissent menaçantes aux pays qui condamnent leurs modes de vie. C’est vrai aussi pour ces groupes, souvent religieux, sinon plus conservateurs, qui les désapprouvent, même si leur pays pense autrement et multiplie les politiques d’inclusivité.

Le danger, c’est qu’en faisant de l’homosexualité une menace aux identités nationales et aux cultures locales, on réduit celle-ci à une tocade. Exit le droit humain universel adopté par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, en 2011. Bonjour la fracture sociale et ses effets délétères sur le vivre-ensemble et le sentiment de sécurité des personnes LGBTQ+.

Ici, le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) s’est inquiété de la transformation du collectif opposé aux mesures sanitaires en un mouvement plus large baptisé « liberté », uni contre les violations présumées des libertés personnelles par le gouvernement Trudeau. Dans son rapport obtenu par La Presse canadienne, on note aussi une opposition grandissante à l’égard du communisme, d’institutions internationales comme les Nations Unies et des… communautés LGBTQ+. On y avance que ces griefs sont susceptibles d’amener les gens « au bord de la violence ».

L’homophobie comme instrument d’instabilité sociale se voit aussi sur une échelle macro. La question LGBTQ+ rallie en effet la majorité des pourfendeurs de l’Occident. En Russie, au Sénégal ou en Afghanistan, par exemple, la question des droits LGBTQ+ est même un élément fondateur du conflit de valeurs qui les oppose à l’Occident. En novembre dernier, la Cour suprême russe a carrément banni pour « extrémisme » le mouvement « international » LGBTQ+.

Ce que la Russie décrit comme un conflit civilisationnel est pourtant bien plus que cela. C’est une bataille pour l’égalité. Une bataille qu’on ne peut pas se permettre de perdre, calcule à juste titre le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme : « Si nous n’arrivons pas à garantir l’égalité pour certaines personnes, nous échouons pour tout le monde. »

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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