Doit-on craindre un effet de vague au Canada après la décision de la Cour suprême aux États-Unis ?
Il est souvent dit que, lorsque l’oncle Sam tousse, nous contractons tous le rhume, ici, au nord. Et il y a peu à démontrer pour convaincre que l’influence des priorités idéologiques issues des campus américains a cheminé jusque chez nous. Est-ce que le jugement rendu par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Trump v. United States pourrait aussi influencer le niveau d’immunité à accorder à nos dirigeants politiques ?
Le jugement
Le jugement a largement été commenté et résumé, mais il est tout de même important d’en reprendre ici les grandes lignes. Selon le tribunal, la Constitution américaine « confère à un ancien président une immunité absolue contre les poursuites pénales pour des actes relevant de son autorité constitutionnelle. Et il a droit à une présomption d’immunité de poursuites pour tous ses actes officiels. Il n’y a pas d’immunité pour les actes non officiels ».
Quant à savoir ce qui distingue les actes officiels des actes non officiels, la Cour ne se prononce pas sur ce point. Plusieurs le lui ont reproché, mais comme le jugement l’établit clairement en citant la décision dans l’affaire Zivotofsky v. Clinton, la Cour suprême est une cour « d’ultime examen et non de premier regard ».
Son impact
Les partisans de tous côtés se sont vite emparés du jugement pour en faire un argument politique justifiant leur croisade. Est-ce la disparition de l’état de droit comme certains l’avancent ? La sentence mérite d’être plus nuancée. L’état de droit signifie que personne n’est au-dessus des lois. Ce jugement va-t-il miner ces fondements ?
D’abord, il est question de trois niveaux d’immunité et non de la lecture manichéenne qui a été véhiculée. S’il s’agit d’une responsabilité attribuée par la Constitution au président, l’immunité de celui-ci est absolue. S’il s’agit d’une action faite lors d’un acte officiel, il y a présomption d’immunité. Il est important de noter ici que le président est présumé et non réputé jouir de l’immunité. La présomption n’étant pas irréfragable, des poursuites sont toujours possibles, mais avec un fardeau de la preuve accru. Enfin, les actes non officiels ne sont pas couverts par l’immunité. Certains objecteront ici qu’un président américain est président 24 heures sur 24 ou qu’il sera facile d’organiser les choses pour atteindre les seuils exigés, mais laissons les tribunaux en débattre, comme le suggère la Cour suprême.
Chose certaine, il est douteux que tenter de faire invalider une élection perdue fasse partie des responsabilités constitutionnelles du président, voire des gestes officiels qu’il puisse poser. Pour peu que ce raisonnement tienne, plusieurs des accusations portées contre Donald J. Trump ne seraient alors pas couvertes par l’immunité. Ses partisans se seraient-ils réjouis trop vite ? Le jugement ne serait alors pas porteur de la catastrophe annoncée. Seul l’avenir nous l’assurera.
Et chez nous ?
D’abord, nous savons que les décisions des cours américaines ne lient pas les tribunaux canadiens et québécois. Mais les influencent-elles ? La chose est non seulement possible, mais probable. Le droit national s’inspire, à l’occasion, de décisions parentes rendues dans d’autres juridictions afin de résoudre, par exemple, une impasse juridique. Il est donc intéressant de voir quel est l’état du droit au sujet de l’immunité de nos dirigeants : sommes-nous devant une telle impasse ?
Il nous faut répondre par la négative. Nous constatons d’abord que plusieurs postes jouissent déjà d’un important niveau d’immunité contre les poursuites. C’est notamment le cas des juges. Par ailleurs, la Loi sur les commissions d’enquête précise que « [les] commissaires jouissent de la même immunité et des mêmes privilèges que les juges de la Cour supérieure, pour tout acte fait ou omis dans l’exécution de leurs devoirs » (art. 16). Et à leur tour, plusieurs autres titulaires de postes — c’est le cas du Vérificateur général, par exemple — peuvent être investis « des pouvoirs et de l’immunité d’un commissaire nommé en vertu de la Loi sur les commissions d’enquête, sauf du pouvoir d’imposer une peine d’emprisonnement » (art. 49 de la Loi sur le Vérificateur général).
L’immunité donnée à l’État
Mais qu’en est-il de nos dirigeants politiques et, en particulier, des membres de nos exécutifs, dont le premier ministre et ses ministres ? La Charte canadienne des droits et libertés — qui s’applique à nos gouvernements — ne spécifie-t-elle pas que tous sont égaux devant la loi ?
Il existe cependant chez nous un important niveau d’immunité accordé aux membres de l’exécutif pour les actes posés dans l’exercice de leurs fonctions.
Cette immunité qui est accordée aux mandataires de l’État découle de l’immunité donnée à l’État lui-même à l’encontre de l’application des lois, puisque c’est alors l’État qui agit par son mandataire. Cette immunité vient de la Loi d’interprétation (art. 17), qui précise que, sauf indication contraire explicite — soit un article de la loi qui établit que cette loi s’applique à l’État, comme c’est le cas de la Charte des droits et libertés de la personne (art. 54) —, nul texte de loi ne peut lier l’État. En contrepartie, les gestes posés par un mandataire au nom de l’État ne peuvent être que ceux que la loi autorise.
Chez nous, la question qu’il faut se poser pour savoir si l’immunité s’applique ou non, c’est si les gestes reprochés ont été commis dans l’exercice spécifique des fonctions du mandataire de l’État ou simplement à l’occasion de ces fonctions. Cette distinction est beaucoup plus précise que celle apportée par la Cour suprême américaine. Comme l’a fait valoir le juge Dickson de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Eldorado Nucléaire, « lorsque le mandataire outrepasse les fins de l’État, il agit personnellement et non pour le compte de l’État, et il ne peut invoquer l’immunité dont bénéficie le mandataire de l’État ».
En d’autres termes, lorsque le mandataire agit au nom de l’État et que son action est autorisée par la loi, puisque l’État ne peut pas être poursuivi, le mandataire bénéficie de la même immunité qui s’applique à l’État ; mais dès qu’il n’agit plus au nom de l’État, il ne bénéficie d’aucune immunité.
Des balises
Notre droit pose donc des balises beaucoup plus claires quant à l’immunité des mandataires de l’État que celles qui existent aux États-Unis et nous garde d’une dérive dont l’influence pourrait être attribuée au jugement rendu à Washington le 1er juillet dernier.
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