Danse avec les requins

Les eaux polynésiennes offrent un refuge pour une vingtaine d’espèces de squales, dont plusieurs sont menacées.
Photo: Getty Images Les eaux polynésiennes offrent un refuge pour une vingtaine d’espèces de squales, dont plusieurs sont menacées.

En Polynésie française, les requins vivent dans un havre de paix depuis 2006. Le gouvernement local a mis en place un sanctuaire pour la vingtaine d’espèces qui résident et nagent dans ces eaux du Pacifique Sud. Une mesure aussi rare qu’exceptionnelle qui démontrerait des résultats positifs pour leur protection.

Dans la chaleur humide au large de la côte est de Tahiti, trois plongeurs basculent à la renverse depuis le bord de leur bateau. Après avoir fait les derniers réglages de leur matériel, ils commencent doucement leur descente dans le grand bleu de l’océan Pacifique. Quelques minutes plus tard, la palanquée atteint les 15 mètres de profondeur. Un banc de perches pagaies semble voler au-dessus de leurs têtes. Une baliste titan aux écailles bleues et vertes ondule sa nageoire dorsale et file à contresens. Dans ce paysage majestueux où les récifs coralliens constituent d’importants refuges de biodiversité, les poissons, les oursins et les murènes jouent à cache-cache.

Au détour d’une grotte, l’instructeur place sa main droite, doigts liés, sur le haut de son crâne pour signifier une nageoire. Un groupe de trois requins-nourrices, dont un juvénile, se repose. Il s’agit de l’une des espèces les plus vulnérables au monde, dont la population est en baisse, selon des données de 2020 de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN).

Près d’une dizaine de requins par plongée

Le temps s’arrête pour les plongeurs. Avant leur expédition, ils ont reçu des indications strictes : rester groupés, assez éloignés des requins et éviter de faire trop de bruit. Malgré le courant, ils tentent de maintenir leur stabilité. Posés sur le sol sablonneux, les requins-nourrices n’ont pas encore remarqué leurs observateurs. « Entre mars et juin, nous pouvons en voir jusqu’à huit par plongée. Nous pensons que ces requins, qui vivent normalement plus en profondeur, remontent à 15 mètres pour se reproduire, car les eaux y sont plus chaudes. Mais pour l’heure, ce n’est qu’une hypothèse », détaille Thibaut Molina, cofondateur de l’école de plongée ScubaTek à Arue, une commune de l’est de Tahiti. Son école a noué un partenariat avec l’Institut pour la recherche sur les écosystèmes mésophotiques et profonds, dirigé par la chercheuse indépendante Clémentine Séguigne, pour développer la recherche et la sensibilisation autour des requins en Polynésie. Dans ce cadre, ils organisent des plongées pour aller à leur rencontre, pendant lesquelles les chercheurs, eux, recueillent les données.

Soudain, le plus jeune des requins s’enfuit. Sa large queue en triangle fait tournoyer un épais nuage de sable. La palanquée se fige. « Quand les plongeurs viennent, nous avons souvent droit à cette question : “Est-ce que nous allons voir des requins ?” Avec un ton qui mélange appréhension et excitation », sourit Thibaut Molina, qui insiste sur l’importance de protéger les requins en Polynésie, comme partout ailleurs.

Plonger, ou seulement nager, en Polynésie française, est toujours une occasion d’en rencontrer : qu’ils soient petits, comme ceux de récif, ou longs de plusieurs mètres, comme les requins-citrons. En 2006, la Polynésie a classé ses eaux comme réserve naturelle pour toutes les espèces de raies et de requins, à l’exception du mako, commercialisé à l’époque. À la demande de nombreuses associations environnementales, il sera finalement protégé six ans plus tard. À l’heure où la surpêche fait des ravages (37 % des espèces de requins et de raies sont menacées d’extinction, selon l’IUCN), la Polynésie française veut se placer en exemple et protéger ces espèces de leur massacre et de leur commercialisation.

Une réserve bénéfique ?

En parallèle de la mise en place de la réserve, un réseau de plongeurs a développé l’Observatoire des requins de Polynésie française à travers ses cinq archipels. Le but : rapporter les observations de requins effectuées lors des plongées. Espèce, taille, zone, date… Tout est inscrit dans une large base de données disponible en ligne. Clémentine Séguigne a analysé les informations recueillies de 2011 à 2018 dans le cadre de sa thèse réalisée au Centre de recherche insulaire et observatoire de l’environnement de Moorea. C’est l’une des rares études qui existent sur les effets de la réserve.

« Nous avons pu voir qu’il y avait une diversité d’espèces très importante. Il y avait aussi, à certains endroits, une abondance de celles-ci — comme pour le requin-marteau à Rangiroa et à Tikehau, par exemple — des espèces qui sont aujourd’hui considérées comme en danger », détaille Clémentine Séguigne. La scientifique estime que ces résultats sont encourageants, mais qu’ils doivent être confirmés par des études plus poussées, la méthode utilisée par les centres de plongée pâtissant de biais et d’un manque de rigueur. « Même si nous avons quelques points positifs à propos de la réserve, comme l’interdiction de pêcher les requins, nous savons qu’elle peut être optimisée », poursuit la spécialiste.

La protection des 20 espèces n’empêche pas la déprédation. Comme l’a souligné une récente étude, environ 20 000 requins meurent chaque année dans les eaux polynésiennes après avoir été attrapés par accident dans les filets. Un nombre qui exclut les prises non accidentelles. Au cours des dernières années, certains bateaux de pêche, la plupart internationaux, ont fait l’objet de poursuites pour avoir pêché des requins en Polynésie française.

Des animaux sacrés

Dans la culture ancestrale polynésienne, les requins sont des animaux sacrés qui représentent les dieux et les ancêtres, les liens entre les vivants et les morts. « Nos mythes parlent des requins comme étant des gardiens de nos familles, mais aussi des navigateurs. Nos ancêtres les observaient pour trouver les différentes îles », souligne Matahi Tutavae, spécialiste de la culture polynésienne et de l’environnement. Ces traditions et ces croyances seraient-elles en train de disparaître ? Selon Clémentine Séguigne, la peur des requins a augmenté avec l’occidentalisation de la société. Dans une de ses récentes études, la moitié des 300 résidents interrogés indiquaient penser que les requins étaient potentiellement dangereux. Pourtant, au cours des dernières années, peu d’accidents ont été répertoriés.

Les recherches de la spécialiste indiquent aussi que les règles de la réserve restent parfois incomprises, voire mal connues, surtout dans les îles les plus éloignées de Tahiti. Cette réserve peut aussi se révéler une source de conflits. « La réserve, c’est une très bonne chose, mais, en même temps, il n’y a pas eu de discussion avec la population locale sur les règles et les mesures que cela implique, observe Siméon Wong Sang, pêcheur à Rangiroa, un atoll de l’archipel des Tuamotu, au nord de Tahiti. Dans notre île, il y a de nombreux requins et il devient de plus en plus difficile de coexister avec eux. Les requins sont là tout le temps et ils mangent notre poisson… » Ce dernier estime qu’une dizaine de requins sont tués chaque année par les pêcheurs dans ces conditions.

Clémentine Séguigne et d’autres chercheurs travaillent sur différents projets pour améliorer la cohabitation entre pêcheurs et requins dans certaines îles des Tuamotu, entre autres, où la pêche est un moyen de subsistance pour de nombreuses familles, afin que tout le monde puisse vivre en harmonie dans ce havre de paix.

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