Le silence ou la conscience rêveuse du monde

«Ce que l’on entend quand rien ne se fait entendre», a dit Paul Valéry. Ci-dessus, le silence dans la nuit des îles bordant la ville de Sept-Îles, sur la Côte-Nord.
Photo: Philippe Fournier «Ce que l’on entend quand rien ne se fait entendre», a dit Paul Valéry. Ci-dessus, le silence dans la nuit des îles bordant la ville de Sept-Îles, sur la Côte-Nord.

Le silence est devenu monnaie rare. Le bruit partout nous mène. Au gré de ses chemins récents, notre collaboratrice Monique Durand nous entraîne dans les bruissements du silence, un baume pour nos corps et nos esprits en ces temps tapageurs, un bien commun à chérir et à protéger. Premier de huit articles.

J’ai marché, couru, volé, navigué, sur terre, sur mer et dans les airs, quadrillé quelques bouts du monde, à sa recherche. L’ai parfois effleuré, touché, tenu dans mes mains comme un fruit rare et chatoyant. Lui, le silence, « que l’on entend quand rien ne se fait entendre1 ». Le silence, c’est ce ciel de Tadoussac, sous lequel j’écris ces mots, en route vers l’est et mon pays lointain. On s’endormirait dans ses vapeurs cuivrées, un ciel de début et de fin du monde, doucement effrayant. Mes préférés. « Le silence ne se voit pas, il s’étend tout au loin, et cependant il est près de vous, si près que vous le sentez comme votre propre corps2. » Proche et lointain, il se déploie comme un paysage.

Les scientifiques distinguent généralement trois catégories de paysages sonores. La biophonie, qui regroupe les sons d’origine animale ou végétale : oiseaux, grenouilles, cigales. La géophonie, qui regroupe les sons des quatre éléments d’Empédocle, ou la terre, l’eau, le feu et l’air : chute de pierres, de branches, mélodie des cours d’eau, tremblement du vent dans les arbres. Empédocle ? Philosophe et médecin grec du Ve siècle avant Jésus-Christ, qui a tenté de découvrir le schéma du cosmos. Enfin, l’anthropophonie, qui couvre tous les sons d’origine humaine. « L’anthropophonie moderne est, aujourd’hui, en train de donner le coup de grâce au silence naturel, écrit Jérôme Sueur, chercheur en écoacoustique au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Le bruit humain s’impose et fait disparaître des millions d’années d’évolution et de diversification sonore. »

Nos oreilles sont assiégées en permanence. Tout doit être rempli de quelque chose, et ce quelque chose est généralement plus ou moins sonore. Nos véhicules. Nos tondeuses. Nos musiques, souvent offertes généreusement à tout le voisinage à l’heure des oiseaux du soir, de l’apéro et des conversations bénies. Les avions, les trains, tous nos engins pétaradants. L’indécollable muzak dans les centres commerciaux, les restaurants, sur les chantiers, et même parfois dans les cours d’école. Jusque dans les lieux les plus enchanteurs et délicieux.

Scène récente sur le traversier Saaremaa 1. Nous franchissons le Saint-Laurent de Matane vers Baie-Comeau. Le ciel s’entrouvre après des jours de pluie. Le soleil vient d’apparaître, faisant étinceler le fleuve qui, ici, ressemble à la mer. L’échancrure de la côte vers l’est s’offre comme des pattes d’ours plongeant dans les flots. Cette baie de Baie-Comeau est, à mes yeux, l’une des beautés du monde. À bord, des micros crachent une musique qui tourne en boucle, lancinante comme un mal de dents, agaçante comme une nuée de mouches noires. Un matelot sourit quand je lui demande s’il endure ça toute la journée. « On a des plaintes, fait-il, mais certains passagers aiment ça. »

« Le bruit harasse le corps, écrit Jérôme Sueur, causant baisses de concentration, diminution de la vigilance, réductions de l’apprentissage et perturbations du sommeil. » En plus de générer du stress pouvant s’exprimer par des troubles de comportement, des problèmes cardiovasculaires, des dérèglements endocriniens. « Il est essentiel, poursuit l’expert, de considérer le bruit comme un problème de santé publique. » Un problème à traiter telle une pollution.

Le silence des uns n’est pas le silence des autres

Je poursuis ma route vers l’est. Un gros ours traverse la voie, heureusement à bonne distance de mon pare-brise. Courte escale au majestueux phare de Pointe-des-Monts, entre Godbout et Baie-Trinité. Un brouillard dense s’est levé au-dessus de la mer, amplifiant le silence, on dirait. J’entends une corne de brume au loin. Les cornes de brume ont sur moi le même effet que le cri des oies blanches dans la demi-saison : chaque fois le coeur me manque, envolé vers des contrées indéchiffrables. « Le silence n’est pas simple absence de bruit, avance Alain Corbin, spécialiste de l’histoire des sensibilités, mais condition du recueillement, de la rêverie ; il est le lieu intime d’où la parole émerge. »

C’est un petit oiseau jaune entrevu un matin sur la toile verte de la forêt de Uapishka, dans les monts Groulx. Une épinette penchée sur le flanc du fleuve Churchill, au Labrador, comme l’enlaçant. De grands pins centenaires, un après-midi de balcon à Magog, cathédrales d’aiguilles toutes frémissantes. « Le silence nous dépouille, il nous “simplifie”, écrit Sylvie Germain, il nous éclaire furtivement de l’intérieur3. »

Nouvelle escale, à Baie-Trinité cette fois. Les crabiers sont revenus chargés de leurs joyaux gustatifs et piaffent d’impatience de repartir. Mais en cette seconde, nul bruit à la ronde. Deux canards noirs barbotent au bout du quai.

Il existe tant d’autres silences que ceux de la nature. Celui d’une lampe de chevet éclairant un livre. Le silence des tableaux de Jean Paul Lemieux, des films de Léa Pool. Ou bien l’écriture tout en ellipses de Gabrielle Roy. La voix de Joni Mitchell. Un blues de Miles Davis. « La véritable musique, disait ce dernier, est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence. » Les mains en suspens et les yeux tournés vers le ciel du pianiste Emil Gilels, après son Arabesque de Schumann, une prière, dans la salle moscovite plus personne ne respire. Ou la fin d’une pièce d’orgue, un jour, avec ma mère à Notre-Dame de Paris. Les secondes qui suivirent nous ont laissées pantelantes, souffle coupé, dans une sorte « d’épaississement du silence4 ».

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« Le silence des uns n’est pas le silence des autres, prétend l’écoacousticien Jérôme Sueur. Notre positionnement auditif dépend de notre physiologie, de notre psychologie et de notre vécu. » Bref, à chacun et chacune son silence. Aux vues du spécialiste, l’état de silence ne se rencontrerait que si nous sommes en paix avec nous-mêmes. Peut-être. Le silence serait-il l’aptitude d’une âme tranquille ? Peut-être.

Une matière touffue, inépuisable

Attention, le silence n’est pas que sublime ou apaisant. Il peut être lourd, méprisant, destructeur. Ou le symptôme d’un malaise, d’une tyrannie, d’un traumatisme. Le silence de tant de femmes agressées, d’enfants violentés. Celui, assourdissant, des fronts militaires entre deux obus. Le silence de qui s’est fait taire. Celui de Dieu. « Où était-il à Auschwitz ? » s’est demandé toute sa vie l’écrivain et rescapé de l’Holocauste Elie Wiesel. Le silence des Grands cimetières sous la lune, ouvrage de Bernanos, paru en 1938, où il dénonce l’oppression sous le dictateur espagnol Franco. Combien d’autres grands cimetières ou de fosses communes sous la lune ailleurs dans le monde ? Et cette stance si belle de Victor Hugo : « Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu, ne soit rien qu’un silence ? »

La matière du silence est touffue, inépuisable. Je prends le parti cet été du silence comme conscience rêveuse du monde, si belle expression empruntée au philosophe Gaston Bachelard. Cette série nous entraînera dans divers états et lieux du silence, porteurs de songes et de sens. Je n’ai jamais oublié ces paroles de Julius, un résident des îles Féroé, cailloux perdus entre l’Islande et l’Écosse : « Le silence, c’est quand je suis assis sur la lande et que, pour tout bruit, j’entends battre mon coeur. »

Dernière courte escale, sur le ponceau Gabrielle-Roy qui ouvre sur l’immense baie de Sept-Îles. Il s’est mis à pleuvoir. La mer de la tranquillité est là, juste devant. De longs cargos rouges mouillent au loin, surgissant entre les vapeurs marines comme des apparitions. Il pleut sur mes yeux. Il pleut du silence.

1. Paul Valéry, écrivain français, dans Tel quel, 1941

2. Max Picard, écrivain suisse, cité par Alain Corbin dans son Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours, 2018

3. Sylvie Germain, écrivaine française, « Un ange passe », revue Relations, Montréal, août 2010

4. Paul Claudel, écrivain français, cité par Alain Corbin dans son Histoire du silence

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