Construire un facho sympa
Construire un facho sympa : c’est la mission dont était investi Pascal Humeau, conseiller en image chargé de l’entraînement médiatique de Jordan Bardella par le Rassemblement national (RN). C’était au début de l’été 2018. L’objectif : dédiaboliser l’extrême droite.
L’organisation politique venait tout juste de changer de nom, passant du « front » de Jean-Marie Le Pen, qui connotait la charge et l’affrontement, au « rassemblement » de sa fille, évoquant la solidarité et la force du nombre. Mais un nom n’est rien s’il ne s’incarne pas dans la chair — et c’est là qu’entre en scène Jordan Bardella, jeune premier aux cheveux gominés, à qui le journaliste Pierre-Stéphane Fort vient de consacrer un ouvrage au terme d’une enquête à laquelle il a consacré toute une année.
Alors que l’extrême droite est aujourd’hui en voie de déjouer le funeste pari de dissolution d’Emmanuel Macron, Le grand remplaçant, publié chez StudioFact le 9 juin, tombe à point. Le journaliste y décortique avec rigueur la machine de com du RN et démontre qu’il en va des candidats et des partis comme des marques : derrière leur succès, il y a un colossal travail de branding.
Quand Pascal Humeau commence à coacher Bardella, en 2018, le porte-parole du Rassemblement national a seulement 22 ans. Florian Philippot l’a repéré quatre ans plus tôt : du type gendre idéal, qui s’exprime bien, il représente le parfait véhicule de dédiabolisation. Au début de son entraînement, Bardella « est une coquille vide. Il ne lit pas de livres, ni la presse, ne s’informe pas. C’est une machine à débiter les éléments de langage de Marine ». Humeau lui apprend d’abord à sourire, un défi pour celui qu’on surnomme « le jeune cyborg ». Puis, quand cela devient naturel, il s’attaque au « narratif ».
Si Bardella est à l’époque jugé si prometteur par Marine Le Pen, c’est parce qu’il en est le complément utile : c’est un homme, jeune, issu des banlieues. La sienne n’est pas violente, mais dans son discours construit, elle le devient ; de son père, qui travaille dans une PME et qui lui offre une Smart pour ses 19 ans, plus de trace. Jordan Bardella devient celui qui s’est lancé en politique à 16 ans parce qu’il a vu « sa mère finir le mois avec 20 euros », celui qui a « connu l’immigration de masse, l’insécurité, la délinquance, l’islam ».
Ce récit, susceptible de générer l’adhésion des classes populaires, coeur de cible du RN, il le racontera des centaines de fois, avec les résultats que l’on connaît, d’abord aux élections européennes de 2019, puis au premier tour des législatives de 2024, le 30 juin dernier.
Le loup aux dents longues
Mais qu’en est-il des idéologies de Bardella ? « Il va dans le sens du vent », celui qui lui permet de monter, ont confié plusieurs de ses ex-collègues à l’auteur, dont certains ont goûté à sa propension à « se débarrasser brutalement des collaborateurs dont il s’est lassé ».
Se gardant bien d’affirmer que le politicien instrumentalise aussi ses compagnes (son ancien meilleur ami, Aurélien Legrand, dira « que ça vient vers lui », et Florian Philippot que « faire partie de la famille [Le Pen] l’a forcément aidé »), le journaliste d’enquête met en outre en lumière les liens entre l’ascension fulgurante de Jordan Bardella au sein du parti et sa vie privée.
Lorsqu’il est fait porte-parole, en 2017, il fréquente Kerridwen Chatillon, la fille de Marie d’Herbais et de Frédéric Chatillon, lequel est proche des Le Pen et a cofondé le Groupe union défense (GUD), structure d’ultradroite suprémaciste réputée pour ses passages à tabac. Puis, lorsqu’il devient président du parti, Bardella est en couple avec Nolween Olivier, la nièce de Marine Le Pen, fille de sa soeur, Caroline, et de Philippe Olivier, « aujourd’hui l’homme tout-puissant au RN ».
S’il serait malvenu de « reprocher à Jordan Bardella les idées de sa petite amie ou de son ex-beau-père », « la compagnie, parfois intime, des radicaux, des membres de l’extrême droite xénophobe, raciste, antisémite, violente, fasciste, néonazie, ne semble pas le gêner », écrit Fort, qui gratte aussi ce qui se cache derrière l’image en recensant les votes de Bardella.
Dire blanc et faire noir
« La manipulation aujourd’hui est rendue simple, notamment par le biais des réseaux sociaux, me dit le journaliste en entretien téléphonique. Bardella dit blanc pour séduire l’électorat, mais vote l’inverse au Parlement. » Alors qu’il sort les violons féministes dans une vidéo diffusée en 2023, Bardella vote « systématiquement contre les textes dénonçant la situation des femmes en Pologne ». Puis, quand il doit voter un texte qui vise à « renforcer l’application du principe de l’égalité des rémunérations entre les femmes et les hommes » ou une résolution qui « rappelle qu’il n’y a pas de place pour la haine, le racisme et la discrimination contre les personnes LGBTIQ+ dans nos sociétés », il s’abstient.
Interrogé directement par Fort sur sa sensibilité plus identitaire, sa popularité chez les zemmouristes et son emploi du terme « grand remplacement », Bardella reste évasif. Mauvais pour l’image. Il se garde aussi bien de lui préciser « qu’il s’est entouré d’une équipe avec un fort penchant identitaire ». Son directeur de cabinet, François Paradol, a longtemps été gestionnaire de communauté chez e-Politic, lorsque la boîte « appartenait à Alex Lousteau et Frédéric Chatillon », le gudiste nommé plus haut. Quant à son conseiller politique, Pierre-Romain Thionnet, il « revendique Renaud Camus […] comme l’un de ses maîtres à penser ».
Pierre-Stéphane Fort m’a dit ne pas avoir été surpris par la trajectoire et les résultats du RN. En revanche, il a été étonné par la dissolution du Parlement, tout comme il l’avait été par la profondeur du travail de construction d’image de Bardella : « Je n’avais pas imaginé qu’on lui avait appris à sourire. Ce n’est sans doute pas le seul politicien à avoir subi ce media training […]. J’ai été surpris du côté factice du personnage Bardella. » Mais force est de constater que la sauce a pris dans les médias.
« Jordan Bardella a bénéficié d’une exposition médiatique immense, poursuit-il. En 2022, il était tous les trois jours à la radio ou à la télé. Aucun autre personnage politique n’a eu un tel rayonnement médiatique, à part le président de la République — et encore. Il y a des questions qu’on doit se poser comme journalistes par rapport à la visibilité que l’on donne aux représentants de l’extrême droite », du discours desquels certains pans se sont déjà frayé un chemin jusque chez nous.
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