Imaginer l’enseignement dans un monde où l’IA planifie leçons, programmes et examens

Giuliana Cucinelli (à gauche) et Saul Carliner
Photo: Adil Boukind Le Devoir Giuliana Cucinelli (à gauche) et Saul Carliner

Le Devoir vous invite à nouveau sur les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir tout l’été comme une carte postale. Aujourd’hui, on s’intéresse à ce que l’IA peut apporter à ceux qui enseignent.

Pour bien des gens, l’intelligence artificielle (IA) en éducation se résume à ChatGPT et à la possibilité d’utiliser cet outil pour tricher. Or, selon une récente étude réalisée par KPMG au Canada, bien que 52 % des étudiants canadiens âgés de 18 ans ou plus utilisent l’IA générative pour les aider dans leurs travaux scolaires, 60 % d’entre eux ont le sentiment de tricher en procédant ainsi.

Les universités canadiennes ne sont cependant pas tout à fait prêtes à interdire ces outils. En effet, l’IA générative est un outil complexe qui, au-delà de la tricherie, a le potentiel de favoriser l’apprentissage en facilitant la conception du matériel pédagogique, ce qui est notre domaine d’expertise.

Examinons premièrement pourquoi les nouvelles technologies en rebutent plusieurs.

L’histoire nous montre que toute innovation technologique suscite une certaine résistance au départ. Rappelons-nous qu’en 1895, un des premiers films des frères Lumière a effrayé les spectateurs, qui fuyaient de crainte de se faire heurter par la locomotive entrant en gare.

Bien qu’on en parle maintenant comme d’un âge d’or, dans les années 1950, nombreux étaient ceux qui considéraient la télévision comme un désert culturel. Lorsque les calculatrices ont fait leur apparition, dans les années 1970, les enseignants ont tenté de les interdire de peur que les étudiants cessent de maîtriser les mathématiques.

Bon nombre d’universitaires ont dénigré Wikipédia lorsque cet outil est apparu au début des années 2000. Moins d’une décennie plus tard, au cours d’une réunion du sénat de l’Université Concordia, le recteur de l’époque reconnaissait dans un commentaire l’autorité dont jouit cet outil.

Bref, l’histoire se répète. Lorsqu’une nouvelle technologie voit le jour, elle se heurte généralement à une certaine résistance de la part de personnes qui la connaissent souvent très mal. Toutefois, plus les gens essaient cette technologie et la mettent en application dans leur travail et leur vie de tous les jours, plus elle cesse d’être une menace abstraite et potentielle pour devenir un outil pratique et utile.

C’est exactement ce qui se produit dans le domaine de l’éducation. Tout juste 19 mois après le lancement de ChatGPT, les spécialistes de l’enseignement commencent à utiliser cette technologie pour optimiser leur travail, notamment dans leur domaine de spécialisation, la conception pédagogique.

La conception pédagogique consiste à élaborer le matériel et l’approche didactiques de manière qu’ils permettent d’acquérir un ensemble de compétences et de connaissances précises.

Les concepteurs de matériel pédagogique font appel aux sciences, aux arts et aux technologies dans l’ensemble du cursus scolaire — de la maternelle à l’université —, sans oublier la formation en milieu de travail, l’éducation permanente et l’enseignement communautaire. Nous intégrons la technologie dans notre travail, mais seulement lorsqu’elle est utile à des fins pédagogiques, et nous gardons toujours à l’esprit les personnes qui utilisent cette technologie.

Bien que certains outils d’IA offrent la possibilité d’élaborer des cours complets, compte tenu du caractère diversifié de la population étudiante, de la complexité des matières devant être maîtrisées et de l’état de développement actuel de l’IA, nous ne craignons pas que l’intelligence artificielle remplace bientôt les concepteurs de matériel pédagogique.

Nous faisons néanmoins la découverte de moyens concrets pour aider à l’élaboration d’outils didactiques encore plus efficaces.

Des applications précises

Bien que l’IA générative puisse être utilisée pour analyser, concevoir, élaborer, mettre en oeuvre et évaluer du matériel didactique, nous nous concentrerons sur la manière dont elle peut être employée pour régler des problèmes propres aux étapes d’analyse et de conception.

Surabondance de matériel. Les concepteurs de matériel pédagogique n’ont souvent à leur disposition que des documents complexes et mal rédigés dans lesquels puiser la matière du programme et les éléments à enseigner. Des chercheurs en sciences de l’éducation ont formulé des requêtes (ou prompts) qui permettent d’utiliser ChatGPT pour trouver, résumer et synthétiser la documentation de référence et ainsi éviter l’excès d’information associé à la recherche préliminaire.

Contexte d’apprentissage. Il arrive fréquemment qu’un concepteur de matériel pédagogique doive composer avec une matière qu’il connaît peu ou qui semble réservée aux initiés. Au moyen de requêtes judicieusement formulées, il est possible de se renseigner sur le sujet et d’obtenir un contexte que même les spécialistes du domaine peineraient à fournir.

Accès aux apprenants. Les concepteurs de matériel pédagogique ont souvent peu d’interactions directes avec les apprenants qui bénéficient du fruit de leur travail. Des chercheurs ont donc formulé des requêtes utilisables dans ChatGPT pour créer des personas, que les concepteurs utilisent pour comprendre les apprenants visés.

Rédaction d’objectifs. L’une des premières tâches auxquelles s’attaque un concepteur de matériel pédagogique est la réaction d’objectifs observables et mesurables qui serviront de cadre au programme. Des outils comme l’Assistant d’enseignement IA, de l’organisme ontarien Contact Nord, et SMARTIE, de l’Université de la Saskatchewan, aident les concepteurs à rédiger de tels objectifs.

Rédaction de questions d’évaluation. Tout de suite après avoir rédigé les objectifs, les concepteurs préparent des évaluations qui permettent de vérifier dans quelle mesure les apprenants maîtrisent ces objectifs. L’outil ExplainIT, élaboré par des chercheurs des universités d’État de l’Indiana et de la Caroline du Nord, aide les enseignants à évaluer la compréhension de la matière en posant des questions ouvertes aux étudiantes et étudiants et en réagissant immédiatement à leurs réponses en classe. L’Assistant d’enseignement IA et SMARTIE peuvent rédiger des questions d’examen et préparer des grilles pour évaluer les réponses aux questions ouvertes. Les outils s’appuyant sur l’IA effectuent des tâches similaires en milieu de travail.

En outre, étant donné que l’IA peut rédiger des questions d’évaluation plus facilement que les humains, les enseignants sont plus susceptibles de concevoir de nouveaux examens chaque trimestre, ce qui peut réduire le risque de tricherie. (De nombreux examens sont vendus sur le Web après avoir été utilisés. Lorsque les enseignants réutilisent les examens, ils augmentent les possibilités de tricherie.)

Stratégies pédagogiques. Les concepteurs élaborent ensuite du matériel pédagogique qui répond aux objectifs, et ils préparent les apprenants à passer l’examen. Les concepteurs ont commencé à utiliser l’IA pour prendre d’importantes décisions sur les stratégies à utiliser. Il est en effet dorénavant possible de déterminer s’il est préférable de donner un cours en ligne ou en classe, de donner une présentation suivie d’exercices ou de privilégier un apprentissage en mode « exploratoire » et même de calculer comment découper un contenu en leçons pour faciliter l’assimilation de la matière.

Toutes ces tâches prennent beaucoup de temps, ce qui empêche beaucoup de concepteurs de les réaliser de manière pleinement efficace. Cela était vrai jusqu’à l’avènement de l’IA. L’intelligence artificielle ne réduit pas le travail nécessaire pour concevoir du matériel didactique. Elle permet toutefois d’optimiser le temps qui y est consacré.

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