Une Géorgie déchirée entre le libéralisme occidental et l’autoritarisme russe
L’année dernière, j’ai défilé dans les rues de Tbilissi aux côtés de milliers de Géorgiens pour demander le retrait de la législation sur les « agents étrangers » inspirée par la Russie. Elle aurait obligé la quasi-totalité des médias, des organisations à but non lucratif et des groupes de la société civile du pays à s’enregistrer comme « servant les intérêts d’une puissance étrangère ». Nos demandes n’ont pas abouti. En mai, le Parlement géorgien a passé outre au veto présidentiel pour faire passer le projet de loi et, ce faisant, a ramené le pays dans l’orbite autoritaire de la Russie.
Dans le contexte des récents changements politiques en Occident, où les mouvements d’extrême droite ont pris une ampleur inquiétante, la loi géorgienne sur les agents étrangers nous rappelle que l’autoritarisme peut s’infiltrer dans les processus démocratiques. En tant que Canadiens, nous devons considérer que ces développements soulignent une tendance plus large et inquiétante : les fondements mêmes de la démocratie libérale, et les institutions qui les préservent, ne sont jamais garantis.
Le fait que la Géorgie se trouve à cheval entre l’Europe et l’Asie, au carrefour de deux civilisations historiques, pourrait laisser penser que la nation est divisée. Pourtant, le peuple géorgien est tout sauf déchiré. Les Géorgiens ordinaires sont solidement unis dans une orientation pro-occidentale, 81 % de la population soutenant la candidature désormais ténue de leur pays à l’adhésion à l’Union européenne (UE). Il n’est donc pas surprenant que 100 000 manifestants — un nombre écrasant pour un pays de moins de quatre millions d’habitants — soient descendus dans la capitale pour exprimer leur opposition au projet de loi sur les agents étrangers alors qu’il était en cours de discussion.
L’engagement de la Géorgie en faveur de l’intégration euro-atlantique est juridiquement protégé. La poursuite de l’adhésion à l’UE et à l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) est inscrite dans l’article 78 de la constitution géorgienne. Cependant, la Commission européenne a déclaré que la loi sur les agents étrangers violait ses lignes directrices sur le statut de candidat de la Géorgie et était « incompatible avec les normes de l’UE ». L’adoption de cette loi est donc considérée comme un coup fatal porté à l’avenir européen de la Géorgie et comme une trahison de ses ambitions de développement occidental.
En 2013, moins d’un an après l’entrée en vigueur de la première loi sur les agents étrangers en Russie, Moscou a commencé à l’exploiter pour censurer et contrôler les médias et les ONG antigouvernementales. La loi est devenue un tremplin vers un statut beaucoup plus strict réglementant les « organisations indésirables », adopté en 2015. Cette seconde loi a conféré aux autorités étatiques le pouvoir de censurer et d’expulser toute organisation considérée comme répréhensible par le régime, y compris Amnesty International et Human Rights Watch, qui ont toutes deux été contraintes de fermer leurs bureaux en Russie. Le même sort attend probablement la société civile géorgienne.
De nombreux Géorgiens craignent que la loi ne soit utilisée comme un instrument d’intimidation politique, comme cela a été le cas en Russie. En mai, le député de l’opposition Dimitri Chikovani a été attaqué par des partisans pro-gouvernementaux masqués devant son domicile. Le même jour, la journaliste d’investigation antigouvernementale Nino Zuriashvili a commencé à recevoir des appels téléphoniques anonymes et menaçants, lui demandant de cesser de parler publiquement de la loi sur les agents étrangers.
Mon amie Mariam, une avocate de 29 ans vivant à Tbilissi et participant activement au mouvement de protestation en cours, m’a fait savoir par courriel qu’elle faisait elle aussi l’objet d’une intimidation organisée. « J’ai reçu des appels me demandant d’arrêter de poster des stories [sur Instagram] », a-t-elle écrit. « Ils appellent presque tout le monde […] en menaçant les gens, en racontant des détails sur leurs proches, en disant des insultes sur nos mères et nos soeurs. » Dans les cercles militants, recevoir de tels appels téléphoniques anonymes et intimidants est devenu une marque de distinction — plusieurs autres connaissances en Géorgie ont fièrement rapporté des expériences similaires.
« Le principal défi pour la Géorgie est que nous n’avons pas de système judiciaire indépendant », poursuit Mariam. « Dans un pays où les juges ne sont pas autorisés à avoir des opinions professionnelles libres, [cette loi] représente une grande menace. Elle permet au gouvernement d’enquêter sur les ONG, leurs employés et les membres de leur famille […] de venir vérifier votre maison, votre téléphone portable, votre ordinateur portable [puis] d’être déclarés agents étrangers et de faire l’objet d’une enquête. »
La Géorgie s’efforce en effet de construire un cadre démocratique indépendant. Plus de trente ans après avoir obtenu son indépendance des Soviétiques, la Géorgie est toujours moins bien classée que la Papouasie–Nouvelle-Guinée et la Sierra Leone dans l’indice Freedom in the World de Freedom House. Elle est également en proie à une corruption de haut niveau, à des partis d’opposition faibles et à un manque d’indépendance judiciaire, des conditions qui pourraient permettre des interprétations politiquement motivées de la loi sur les agents étrangers.
La lutte pour le développement de la Géorgie entre le libéralisme occidental et l’autoritarisme russe reflète une tendance mondiale plus large qui devrait préoccuper tous les Canadiens. Alors que le populisme d’extrême droite et l’extrémisme politique déferlent sur l’Union européenne et le monde occidental, la situation en Géorgie nous rappelle la fragilité de la démocratie libérale et des libertés qu’elle protège.
En octobre, les Géorgiens éliront leur onzième Parlement, une élection qui fera office de référendum sur le virage autoritaire du pays. Les Canadiens ne doivent pas détourner le regard. Cette élection est un moment crucial pour les Géorgiens, qui doivent choisir leur avenir civilisationnel : l’Europe ou le sort de la Biélorussie. En fonction de leur choix, ce sera peut-être la dernière fois qu’ils exerceront ce privilège.
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