Ce que la pandémie nous a appris du travail essentiel du «care»

Angelo Dos Santos Soares, professeur au Département d'organisation et ressources humaines de l’ESG de l’UQAM.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Angelo Dos Santos Soares, professeur au Département d'organisation et ressources humaines de l’ESG de l’UQAM.

Le Devoir vous invite à nouveau sur les chemins de traverse de la vie universitaire. Une proposition à la fois savante et intime, à cueillir tout l’été comme une carte postale. Aujourd’hui, on s’intéresse à un travail souvent invisible et fragilisé, mais crucial en santé.

Le travail du care consiste à prendre soin d’autrui, dans un sens plus étendu que celui lié aux simples soins médicaux. Il revêt différents aspects et intègre des activités variant en fonction de la personne qui bénéficie du care. S’occuper d’un enfant ou prendre soin d’une personne présentant des limitations en raison de l’âge ou d’un handicap suppose l’exécution de tâches tout à fait particulières dans chaque cas.

Les différents acteurs qui font vivre cette relation déterminent l’interaction qui s’établit dans le travail du care. Il s’agit de rapports traversés par des asymétries sociales fondées sur le genre, l’âge, la classe sociale et l’ethnie, qui se chevauchent partiellement. Ces interactions impliquent l’exercice d’un pouvoir, tout en exigeant des compétences particulières, comme les compétences émotionnelles nécessaires à la compréhension, à l’évaluation et à la gestion de ses propres émotions et de celles d’autrui dans l’accomplissement du travail.

D’ailleurs, ce n’est pas toujours ce que nous ressentons qui peut ou qui doit être exprimé. En revanche, très souvent, des émotions qui ne sont pas véritablement éprouvées doivent être manifestées. De plus, la demande émotionnelle dans le travail du care s’est intensifiée avec la pandémie.

La plupart du temps, le travail du care est peu reconnu, peu valorisé, mal rémunéré, accompli le plus souvent par des femmes et fréquemment invisible. Cet effacement s’articule à différents niveaux. D’abord enraciné dans la sphère familiale, le care manifestera aussi bien son « invisibilité » que ses « standards » de qualité et de reconnaissance : le bon travail du care s’avère celui qui est effectué comme si on le réalisait pour un membre de sa propre famille. On parle aussi de l’invisibilité des compétences (physiques, cognitives, émotionnelles, etc.) indispensables à la qualité du care et également de l’invisibilité de la violence dans le travail du care.

Selon la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, au Québec, en 2022, plus des trois quarts des lésions attribuables à la violence physique se sont produites dans les secteurs des soins de santé et de l’assistance sociale (54,4 %, soit 5,4 points de pourcentage de moins par rapport à 2019) et de l’enseignement (22,5 %, soit 4,6 points de pourcentage de plus par rapport à 2019), deux domaines paradigmatiques du travail du care qui ont connu une recrudescence de la violence avec la pandémie.

Dans le travail du care, on identifie trois formes d’invisibilisation. Il y a d’abord le déni, c’est-à-dire qu’on ne reconnaît ni le travail ni les qualifications nécessaires pour l’accomplir. Ensuite vient l’euphémisation, qui fait qu’on minimise l’importance et les qualifications nécessaires au travail du care en les « naturalisant » comme des qualités dites féminines. Enfin, on trouve la spectacularisation, ou une mise en visibilité aveuglante, où on met l’accent sur quelques aspects du travail (surtout sur les erreurs) et on individualise les questions qui sont de l’ordre du collectif, en éclipsant l’organisation du travail, les méthodes de gestion, les conditions de travail, les divisions sociales, de même que les techniques de travail.

La pandémie a mis en évidence l’importance du travail du care. Du jour au lendemain, on l’a reconnu comme « essentiel » à notre survie. Les travailleuses et les travailleurs du care ont été applaudis et sont soudainement devenus nos « anges gardiens ». Cependant, ils éprouvent sans doute moins le sentiment de l’être, car ils ont des conditions de travail qui se dégradent de plus en plus et qui rendent la conciliation du travail du care rémunéré et du care non rémunéré particulièrement pénible.

La pandémie nous a montré le travail réel accompli par les travailleuses et les travailleurs du care. On a constaté la pénurie de main-d’oeuvre, les mauvaises conditions de travail ainsi que la précarisation et la surcharge de travail qui, soit dit en passant, existaient déjà avant la pandémie et qui sont le résultat de mauvaises pratiques de gestion axées sur l’idéologie du lean management visant à réaliser toujours plus et mieux avec moins, ce qui engendre l’usure physique (troubles musculosquelettiques) et mentale (épuisement et dépression, jusqu’aux idées de suicide).

Si la pandémie nous a beaucoup appris sur la production des vaccins et sur la prévention et le contrôle des infections, elle a aussi constitué le moment où l’organisation du travail et le système de gestion allaient devoir être repensés pour que le travail du care devienne le socle de métamorphoses durables.

Ce n’est cependant pas la voie prise par le gouvernement du Québec, qui insiste pour déployer l’idéologie du lean management, axé sur de vieilles méthodes de gestion, dans une recherche constante de flexibilité qui conduit à des processus incessants de changement et de précarisation qui déshumanisent et fragilisent davantage le travail du care.

Il nous faut repenser radicalement la gestion du travail du care en entretenant un dialogue entre les différents acteurs — politiciens, gestionnaires, syndicats, équipes communautaires et autres groupes représentant les travailleuses et les travailleurs du care. Et élaborer des stratégies visant à opérer une transformation structurelle du système du care, afin de le rendre plus résilient et d’être en mesure de faire face à d’éventuelles autres crises sanitaires.

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