Abraham Barberi, pasteur de tous, des migrants au chien errant

Le pasteur Abraham Barberi, à droite, aide et accueille les migrants malgré la présence de cartels et les restrictions des gouvernements mexicain et américain.
Photo: Adil Boukind Le Devoir Le pasteur Abraham Barberi, à droite, aide et accueille les migrants malgré la présence de cartels et les restrictions des gouvernements mexicain et américain.

À Brownsville, au Texas, sur le pont international Gateway qui enjambe le Rio Grande, impossible de traverser du côté mexicain en compagnie du pasteur Abraham Barberi sans être arrêté tous les deux pas. « Hi, holà ! Que tal ? Como le va ? » Vêtu de jeans, le pasteur chauve, qui porte une barbichette au menton lui donnant l’air d’un « cool guy » qui ne fait pas sa cinquantaine avancée, est connu de tous, des migrants aux chiens errants.

« Ce n’est pas toujours comme ça », dit-il en plaisantant.

En 2016, Abraham Barberi a commencé à venir sous ce même pont, à Matamoros, ville mexicaine sous le joug des cartels qui contrôlent le trafic de drogue et des migrants. Il venait offrir à manger et à boire aux migrants qui y campaient, mais surtout tendre une oreille bienveillante. « J’ai vite compris qu’au-delà de la nourriture, ils avaient un grand besoin de spiritualité », souligne le missionnaire baptiste et fondateur de One Mission Ministries.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Excursion dans la ville de Matamoros, au Mexique, à la frontière avec le Texas

Lui-même immigrant mexicain, le pasteur Barberi, devenu Américain, a certes une sensibilité particulière. Nomades et précaires, les migrants sont devenus nécessairement « prioritaires », soutient-il. « En tant que chrétien, ma responsabilité, c’est d’aider tous les gens dans le besoin, que ce soient des demandeurs d’asile, des pauvres et des malades… même des chiens ! »

Pourtant, ce père de quatre enfants n’était pas destiné à devenir un homme de foi. Au tournant des années 1980, sa vocation était plutôt… la guitare électrique. « J’étais un ado avec les cheveux très longs, je portais des jeans skinny et des t-shirts noirs et, avec mes cousins, j’écoutais Led Zeppelin, Kiss, Black Sabbath. »

Sa passion l’a amené à jouer dans divers groupes de heavy metal et, encore aujourd’hui, il poursuit l’aventure en dilettante avec son groupe My Place Was Taken, dont les chansons portent des messages de Dieu et d’amour. Il s’est même produit dans des concerts et des festivals au Mexique, aux États-Unis et jusqu’en Europe.

En tant que chrétien, ma responsabilité, c’est d’aider tous les gens dans le besoin, que ce soient des demandeurs d’asile, des pauvres et des malades… même des chiens !

Le CBP One, un outil « politique »

En cette chaude journée de mai, le pasteur Barberi nous conduit à côté du pont Gateway, sur les berges du Rio Grande. Les déchets et les vêtements déchirés jonchant le sol témoignent des nombreux passages des migrants. « Tu vois, là-bas, c’était un des endroits où ils traversaient. Ils tendaient une corde entre les deux rives », dit-il en désignant la rivière. « Au milieu c’est 10 pieds de profond, et le courant de fond est fort. Beaucoup se sont noyés. »

Après le hiatus de la pandémie, des milliers de migrants entraient quotidiennement aux États-Unis à différents endroits de la frontière en provenance du Mexique, avec des pics à 10 000 par jour au printemps 2023.

Dans le camp bondé de Matamoros, le pasteur donnait des messes, pendant que d’autres distribuaient des vivres et faisaient la classe aux enfants. Ces migrants ne sont plus qu’une cinquantaine aujourd’hui.

Assis à l’ombre, Yohandry profite d’un moment de repos dans ce camp de fortune, sans toilettes ni eau. « Ça, ce sont nos bicyclettes. On les appelle les guerrières », dit fièrement le jeune Vénézuélien de 23 ans.

Avec un ami, il a parcouru tantôt à vélo tantôt en train les 1000 km d’une frontière à l’autre du Mexique, des informations glanées sur Instragram et Facebook comme uniques boussoles.

Photo: Adil Boukind Le Devoir La ville de Matamoros

Comme d’autres campeurs, il aimerait réussir à déposer une demande à travers CBP One (Custom and Border Protection). Depuis mai 2023, cette application des services frontaliers permet aux demandeurs d’asile d’obtenir un rendez-vous à un point d’entrée officiel.

Mais pour plus de 100 000 personnes qui essaient de se connecter chaque jour, le CBP One ne donne qu’environ 1500 rendez-vous. « Ça vous prend une meilleure connexion si vous ne voulez pas attendre des mois », leur conseille le pasteur.

Il peste contre cet « outil politique », qui fait bien paraître les dirigeants. « C’est bien beau de leur permettre de demander l’asile, mais au même moment, [les autorités] expulsent des milliers de migrants par jour ! Et ça, personne n’en parle. »

De l’esclavage

À l’approche des élections américaines, Abraham Barberi ne sait trop que penser de l’avenir des migrants. Le taux d’acceptation est très bas pour les demandeurs d’asile. Très peu se qualifient et ils se terrent dans la clandestinité. Les autres peuvent attendre jusqu’à cinq ans leur audience en cour, et doivent souvent travailler au noir, car ils ne se voient pas automatiquement octroyer un permis.

« Ces gens sont pris aux États-Unis même s’ils ne veulent pas y rester. La vie coûte cher, et ils doivent en même temps envoyer de l’argent à leur famille. Ils finissent par travailler 15 heures par jour, presque 7 jours par semaine », dit-il. « C’est de l’esclavage. »

Photo: Adil Boukind Le Devoir «C’est bien beau de leur permettre de demander l’asile, mais au même moment, [les autorités] expulsent des milliers de migrants par jour ! Et ça, personne n’en parle», explique Abraham Barberi.

Si Donald Trump est élu, la frontière risque de fermer complètement, déplore-t-il. De son côté, Joe Biden a durci le ton au début juin en imposant désormais des quotas quotidiens d’entrées à la frontière.

De plus en plus de gens décident finalement de faire leur vie au Mexique, constate le pasteur Barberi. Mais ceux qui gardent une foi inébranlable en leur rêve américain préfèrent désormais attendre loin des villes frontalières. « Avec les séquestrations, c’est trop dangereux », constate le pasteur Barberi. « Ils vont dans les grandes villes, comme Mexico et Monterrey, où les cartels ne sont jamais aussi puissants [hardcore] qu’ici. »

D’église de hip-hop à refuge

À Matamoros, à quelques rues de la frontière, l’église du pasteur est aussi le royaume des chiens abandonnés. « Celle-là, je l’ai trouvée attachée au gros soleil », dit-il, en flattant vigoureusement une chienne noire.

Fraîchement repeinte, l’église aujourd’hui vide ne ressemble à aucune autre, avec ses dortoirs et ses murs de graffitis. Difficile de penser qu’il y a un jour eu des milliers de migrants dans son enceinte. « On était vraiment nombreux, mais on était bien organisés. »

Photo: Adil Boukind Le Devoir La ville de Matamoros

En mars 2021, le gouverneur du Texas, Greg Abbott, a lancé l’opération Lone Star, une initiative de plus de 10 milliards de dollars pour militariser la frontière et bloquer l’immigration. Au même moment, les autorités ont forcé le démantèlement du camp sous le pont international à Matamoros. C’est à ce moment qu’Abraham Barberi a ouvert les portes de son église aux migrants.

Pendant un an et demi, l’endroit renommé Dulce Refugio Shelter a survécu grâce à des dons et à l’aide de bénévoles qui organisaient des activités. « On a dû la fermer par manque de fonds », a expliqué le pasteur.

Épargné par les cartels

Cet apôtre de la musique deathcore — parmi les plus « heavy » du métal — a aussi commencé depuis quelques années à faire venir des groupes de musique qu’aimaient les jeunes. Il voit bien que c’est une manière de les divertir tout en les gardant sur le droit chemin, loin des cartels de drogue. « Finalement, on est devenu une église hip-hop », dit en riant le pasteur, qui reconnaît que cela lui a procuré une certaine immunité.

« Jusqu’ici, c’est comme si Dieu nous avait préservés des cartels », ajoute-t-il, en y allant d’une anecdote incroyable.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Excursion dans la ville de Matamoros

Lors d’un concert d’un rappeur populaire auprès des gangs, l’une des têtes dirigeantes du cartel a demandé à voir le pasteur dans le stationnement derrière. Le chef, qui portait un plâtre à la jambe après avoir reçu une balle, l’attendait assis par terre au milieu d’une vingtaine d’hommes lourdement armés. « Il voulait me dire que lui et ses ados adoraient les concerts et que je pouvais l’appeler si j’avais besoin de quoi que ce soit », raconte-t-il, l’air encore étonné. Le pasteur lui a offert de prier pour sa jambe. « Ils se sont tous inclinés et je me suis retrouvé à prier avec ces gars-là. »

Abraham Barberi sait bien que, si on le laisse tranquille lui et son église, c’est qu’il aide réellement la communauté. « Quand on fait le bien, on gagne la paix. » Ainsi soit-il, pasteur.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

À voir en vidéo