Shabaka, Makaya, Oliver: le jazz en famille
Vous dire la félicité de voir une salle comble, en clôture de la 44e édition du Festival international de jazz de Montréal, pour applaudir des musiciens québécois jouant en hommage à l’un de nos plus célèbres jazzmen québécois, lui aussi chaleureusement applaudi. L’auditoire du théâtre Jean-Duceppe a vibré de joie samedi soir en entendant le chef d’orchestre Jim Doxas et sa famille musicale souhaiter un joyeux 90e anniversaire au compositeur et pianiste Oliver Jones, point d’orgue à dix fastes soirées de concerts.
Il était presque 22 h lorsque Jim Doxas s’est installé derrière sa batterie avec le contrebassiste Éric Lagacé, les deux tiers d’un des trios d’Oliver Jones, invitant Lorraine Desmarais à s’asseoir aux ivoires. En trois chansons, ils avaient résumé l’esprit du jazz que pratiquait, avant sa retraite, l’éminent pianiste, une musique qui swingue et fait la romance, élégante et vivante.
Desmarais retournant en coulisses, les autres membres de la famille se sont échangé les rôles ; Rafael Zaldivar s’est dirigé au piano pour offrir ce Blues for O.J. composé exprès, un swing nerveux et véloce qui a sans doute ravi le nonagénaire, applaudi par ses fans peu avant le concert, lorsqu’on l’a vu prendre place dans la salle. Et assurément ému, comme nous tous, d’entendre ensuite Zaldivar et Chet Doxas (saxophone) interpréter son bijou Lights of Burgundy, pour ensuite reprendre un arrangement du mouvement largo de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák, Jim ayant repris service à la batterie, Lex French s’amenant à la trompette ; plus tard, on a aussi applaudi la chanteuse Ranee Lee.
Autre source de ravissement, celle de voir que la famille s’élargit. En première partie, le jeune saxophoniste Alex Ambrose a offert avec son orchestre une trentaine de minutes de ses compositions épatantes et sophistiquées. Oliver Jones est apparu sur scène pour lui décerner le prix portant son nom, prix créé lors de la 40e édition du FIJM dans le but « d’honorer et de reconnaître les jeunes musiciens de niveau universitaire qui se considèrent comme faisant partie d’une minorité visible ».
Le pédagogue de la flûte
Notre samedi soir avait commencé dans une autre réunion familiale, au Gesù, avec Shabaka Hutchings et ses accompagnateurs — Austin Williamson le batteur, forcément très discret en raison de la nature de la proposition musicale, puis ces deux fameux interprètes aperçus la veille au théâtre Jean-Duceppe auprès du compositeur et batteur Makaya McCraven, de Brandee Younger à la harpe et de Junius Paul à la basse électrique. Des deux côtés de l’Atlantique, le Britannique Hutchings et l’Américain McCraven tissent des liens musicaux.
Shabaka venait donc présenter pour la première fois au Québec le fruit de ses recherches aux flûtes, un ouvrage amorcé avec Afrikan Culture (2022), suivi du récent Perceive its Beauty, Acknowledge its Grace, dont on a aisément reconnu la valeur mélodique, dès les premières minutes du concert offertes en solo.
Les thèmes des compositions étaient aussi chatoyants que sur les albums, rehaussés par le constant dialogue que Hutchings menait avec la harpiste ; Junius Paul se joignait parfois à la conversation, alors que le percussionniste ornait les échanges de délicates frappes (parfois du bout des doigts sur les peaux de ses caisses claires) ou en manipulant différents objets. Entre les solos de flûtes et les interprétations en quartet invitant à la réflexion, quelques chansons à la dynamique jazz plus franche et tendue, où la flûte aurait pu être remplacée par le saxophone dont il jouait autrefois.
Shabaka, qui avoue être encore en apprentissage de ces flûtes, sait tout de même extraire des solos raffinés et articulés des quelque sept ou huit instruments qu’il avait déposés sur sa table, parmi lesquels ses quatre shakuhachi japonais, et cette flûte ancestrale mexicaine à deux tuyaux, « le genre de flûte que les archéologues déterrent » et dont il découvre encore la sonorité, en imaginant comment on en jouait il y a quelque 2500 ans. S’adressant à l’auditoire à deux ou trois reprises durant le concert, le musicien a laissé voir son côté pédagogue, lorsqu’il nous a fait part d’un peu de son savoir nouveau à propos de la flûte ou qu’il nous a parlé de la notion de spiritualité dans le jazz.
Quant à Makaya McCraven, entendu vendredi soir, sa performance s’est avérée riche en échanges entre ces excellents musiciens sur scène, surtout lorsque s’exécutait le jeune vibraphoniste Joel Ross — lequel en a mis plein la vue et les oreilles aux festivaliers jeudi soir dernier avec ses deux sets offerts sur la place Tranquille, là où la crème de la relève jazz s’est affichée durant tout le festival.
Se dégageait tout de même quelque chose d’une fin de cycle créatif de cette performance s’appuyant sur le matériel de l’excellent album In These Times (avec un clin d’oeil à la relecture que McCraven a faite en 2020 de l’ultime album du regretté poète jazz-soul Gil Scott-Heron, I’m New Here), que le batteur avait dévoilé durant sa résidence au FIJM en 2022.
Pour ceux qui avaient assisté à cette série de concerts, l’effet de nouveauté et de découverte s’est estompé, mais le plaisir de voir à l’oeuvre l’un des plus brillants percussionnistes du jazz américain et ses fameux accompagnateurs demeurait intact.
La machine était huilée à la perfection, les cinq musiciens (Marquis Hill à la trompette complétait le quintet) jouant comme s’ils se connaissaient depuis des siècles, avec une impressionnante aisance, et parfois un peu de risques dans leurs improvisations. Maintenant, on a hâte d’entendre les nouveaux projets de Makaya.