«J’aime cet endroit et je pourrais volontiers y perdre mon temps»

Écureuil gris
Photo: Getty Images iStockphoto Écureuil gris

Si Shakespeare était vivant, j’aime penser qu’il aurait écrit une très longue pièce de théâtre sur l’Ozempic. L’idée qu’il mette en scène des villageois sans bedaine qui pleurent l’injustice du monde me fait sourire. J’écoute une chanson de Joy Division en promenant ma chienne au parc et je pense à Shakespeare. Billie est particulièrement excitée, elle renifle avec ténacité une fleur, un lampadaire puis entre dans un buisson. Je sors mon téléphone cellulaire de ma poche pour changer de chanson quand je me rends compte qu’il y a un mouvement inhabituel à l’autre bout de la laisse. Je n’ai pas le temps de comprendre ce qui se passe : je sens les griffes acérées d’une bestiole me monter sur le mollet, puis escalader ma graisse jusque dans le milieu de mon dos. Billie est en transe, elle me saute dessus et aboie. Je crie de peur. Je sens la bête monter sur ma casquette. Je secoue les bras et la tête pendant que Billie me grafigne les cuisses. Soudain, je vois un rongeur noir sauter du sommet de ma tête. Il atterrit sur le gazon en face de moi. Billie s’élance sur lui. J’empoigne la laisse de toutes mes forces pour ne pas qu’elle puisse entrer dans le buisson. Je recule d’un pas, légèrement étourdi. Mon coeur bat la chamade. Un joggeur parle au téléphone, écoutant avec une oreillette. Il dit : « Hey, je viens de voir un gars se faire attaquer par un écureuil. » Billie jappe comme une folle. Je sens encore les griffes du rongeur dans mon dos. Est-ce que j’ai la rage ? Shakespeare s’est-il déjà fait attaquer par un écureuil ?

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À la maison, je fouille dans ma pharmacie. Je trouve du Polysporin. Je m’enduis les épaules comme si c’est de la crème solaire. Sur Internet, c’est partagé. J’écris : « Un écureuil peut-il transmettre la rage en griffant ? » Puis, je me trouve idiot. Techniquement, il ne m’a pas vraiment griffé, il m’a seulement escaladé. Je n’en parle pas à ma copine. De toute façon, elle ne me croirait pas.

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J’écoute un match de hockey en faisant du tapis roulant dans mon salon. Le bruit du tapis me fait penser au vacarme d’une usine à pneus. Je sue, mes jambes brûlent. Je veux abandonner pour aller faire la sieste. C’est pour cette raison que les gens prennent de l’Ozempic : pour ne pas avoir l’impression d’être usiné sur un tapis roulant. Soudainement, je sens une vive douleur dans mon dos. J’arrête le tapis, j’essaie de me toucher le milieu du dos. Je ne peux pas : je ne suis pas du tout flexible. Dans le miroir, je ne vois rien : pas d’écureuil là. C’est la rage qui commence à me changer. J’angoisse. Je me transforme peut-être progressivement en loup-garou. Le plus gros loup-garou du village, qui n’ose pas parler de l’Ozempic à son médecin.

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La petite fourgonnette de Télé-Québec se stationne dans mon entrée. La Fabrique culturelle veut faire une capsule sur moi depuis des mois. Je lui ai répondu à maintes reprises que je n’étais pas sûr. Je n’ai rien d’intelligent à dire. J’écris parce que je n’ai pas d’autre talent. Le concept du réalisateur est simple : il veut me suivre pendant que je fais mes commissions. OK, je suis capable de faire ça. Je conduis lentement, le réalisateur me dit que Télé-Québec paye mon essence. Je suis content. Je mets de l’essence dans ma voiture pendant qu’il me pose des questions. Je vais faire mon épicerie. Le caméraman me demande de prendre mon temps pendant que je prends la boîte de céréales. Il me dit : « Pourquoi t’aimes ça, les Rice Krispies ? » J’hésite, je ne sais pas. Je réponds : « Parce que c’est bon en bouche ? » Mon Dieu, je n’ai rien à dire. On roule un petit moment dans les rangs de campagne. Je réussis à me détendre et à parler de mon processus créatif. Au bout d’une demi-heure, le réalisateur crie dans la voiture, horrifié. Je regarde autour de moi. Est-ce que j’ai frappé quelque chose ? Le rang est désert, il n’y a pas un chat sur la route. Il regarde l’écran de sa caméra et me dit : « Je suis vraiment désolé, ça ne tournait pas. » Je fixe la route, pantois. Je lui dis que ce n’est pas grave. Il me répond : « OK, merci… On recommence… Pourquoi tu écris ? » Oh, non.

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En terminant la journée, le réalisateur embarque dans la petite fourgonnette de Télé-Québec. Il recule doucement, écrase une lumière extérieure plantée dans mon gazon et heurte un arbre sur mon terrain. Je cours vers la fourgonnette. Le réalisateur baisse sa fenêtre, gêné : « Scuse-moi, j’ai foncé dans ton arbre. » Pour dédramatiser la situation, je dis : « Ce n’est pas le mien, c’est celui de mon proprio. » J’observe le véhicule quitter mon entrée, puis disparaître. Je me gratte le bras en regardant la route. Je remarque un amas de poils drus qui a poussé près de mon poignet. De longs poils noirs et épais. Tout ça n’est pas très shakespearien.

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