«Weathering»: érosion humaine
Ce sera comme une nature vivante, une sculpture humaine. Sur une large plateforme carrée, blanche comme un glacier, dix danseurs entremêlés, dépendants, uniques, ensemble. Ils bougeront, d’abord imperceptiblement. Le socle tournera, d’abord imperceptiblement. Tout s’accélérera, imperceptiblement, puis ruissellera, revolera, dans cette métaphore animée qui fait corps aussi avec la crise climatique actuelle. Discussion.
C’est la première fois que l’Américaine Faye Driscoll, 48 ans, vient au Québec — et elle le dit en quelques mots d’un bon français, appris à l’école, avant de se replier sur son anglais maternel.
Cette première rencontre ici passera par Weathering, une pièce « certainement à cheval entre l’art visuel, la performance, la danse, et le son. C’est une pièce très sonore », précise la chorégraphe en visio-entrevue.
« La chorégraphie est faite de plusieurs couches, enchaîne Mme Driscoll. C’est multisensoriel. Il y a des odeurs, des liquides, des vibrations et aussi ce travail visuel bien en avant, évident, avec les corps, parfois fixes, parfois immobiles, parfois non. »
À go, salivez…
« Une bonne part de la partition est faite de souffles que les micros attrapent, poursuit la créatrice. Ce n’est pas seulement la respiration naturelle des danseurs qu’on entend : il y a réellement une “chanson de respirations”, écrite… »
Sur la douzaine d’œuvres signées par la chorégraphe depuis 2005, où elle joue entre autres sur la relation avec le public et la réelle présence entre le danseur et les spectateurs, Weathering est celle qui tourne le plus, et qui lui ouvre depuis la première en 2023 les portes de nouveaux théâtres. « La construction de la chorégraphie s’est faite de manière très, très méticuleuse, vraiment détaillée, par superpositions. »
« Comme une sculpture où l’on ajoute des densités différentes — et en même temps en posant des tableaux très précis, des rendez-vous de mise en scène : ici, tu dois avoir ton doigt dans cette position exacte vers cette personne, et la respiration arrive au même moment, et toi tu dois laisser couler un filet de salive maintenant… » illustre-t-elle, un sourire calme aux lèvres.
« Tout bouge constamment, à travers ces couches différentes, qui ont un effet somatique ou émotionnel, comme un genre de grand processus biologique… »
Weathering est présenté et lu par des critiques comme une représentation aussi de la crise climatique, une illustration de ses effets sur les corps.
« Je n’avais pas d’abord pensé aller là, reconnaît Faye Drsicoll, mais j’ai la crise climatique toujours quelque part en tête, et elle est dans les esprits de plusieurs, et il y a tant de peine et d’anxiété qui viennent avec ce sujet… et cette question constante, “Qu’est-ce que je dois faire ?”, et “Comment ?”, “Qu’est-ce que je peux faire ?”. »
Changements intimes, changements mondiaux
« Alors j’ai commencé à penser à ces vagues de mouvements qui se sont produites à travers le temps ; et en même temps, en studio, quand nous avons commencé à bouger très, très lentement, j’ai compris que j’étais alors capable d’observer les changements très, très subtils. »
La chorégraphe lisait alors le philosophe de l’anthropocène Timothy Morton. Depuis Hyperobjets. Philosophie et écologie après la fin du monde (Cité du design), Faye Driscoll file l’idée « qu’un hyperobjet est un événement qui se déplace à travers le temps et l’espace d’une telle manière que nous avons du mal à le percevoir, sinon par moments spontanés, trop discrets ».
La crise climatique est de cette nature, selon l’artiste. « Elle bouge depuis des vagues de temps et en des vagues de temps, et nous place, nous, humains, dans un genre d’état d’amnésie… parce que nous n’arrivons pas à appréhender vraiment l’idée… mais soudain, un événement climatique soudain survient et casse cette amnésie… »
« La fabrication de cette crise climatique s’est entamée il y a des centaines d’années, depuis la Révolution industrielle, se déplace dans le temps et l’espace… »
« Je me suis demandé comment nous pourrions sentir ça… s’il y avait une possibilité de ralentir assez… pour que nous puissions le sentir. »
« Si nous pouvions être en contact avec notre angoisse et notre peine… et nous voir non pas comme vivant à l’intérieur d’un système météorologique, mais faisant partie d’un système vivant, étant de ce système à chaque souffle, comme des êtres aussi qui sont climat, en quelque sorte… »
Tout ça a fini par se mélanger dans la création, explique Mme Driscoll, « comme ça arrive souvent dans un processus : des éléments forts se retrouvent en parallèle les uns aux autres ».
« Les choses auxquelles vous pensez. Celles qui vous hantent. Celles qui apparaissent. Alors pour moi, il s’agit d’écouter et de comprendre, aussi, la manière dont ça fonctionne. »
S’est ajoutée aussi la lecture de l’étude Weathering: Climate Change and the “Thick Time” of Transcorporeality d’Astrida Neimanis et Rachel Loewen Walker à cette grande soupe d’idées. « Mais ce n’est pas logique, comment ça s’est mélangé : ce n’est pas un essai non plus, la création. »
Concrètement, dans Wethearing, le continuum de petits mouvements, de transformations change la perception qu’on avait d’une image, d’un danseur, dit la chorégraphe.
« Les persona m’intéressent, ces moments où un genre d’entité semble émerger d’un corps, et changer la manière dont on saisissait la personne. »
« Je suis fascinée quand ça change encore et encore, et que ça bouge, et que ça ne se fixe pas, et de pouvoir observer cette transformation. D’autant que je crois qu’on se perçoit souvent comme si nous étions des images, des mots, alors qu’humains, nous sommes constamment dans cet état de changements constants. »
« C’est mon truc : j’aime vraiment juste observer les gens. C’est fascinant. Regarder qui nous sommes, ce que nous devenons, cette danse que nous dansons. » Et qui, parfois, comme dans Weathering, commence au ralenti, et…
Weathering
Une chorégraphie de Faye Driscoll pour dix interprètes. Présentée dans le cadre du FTA à l’Usine C, du 3 au 5 juin.