Vers une France ingouvernable ?

Le président français, Emmanuel Macron
Photo: Aurélien Morissard Le président français, Emmanuel Macron

« On vote contre les porcs, Jordan, t’es mort », « Allez niquer vos mères, Marine et Bardella », « Marine et Marion, les putes, un coup de bâton sur ces chiennes en rut », « Si les fachos passent, j’vais sortir avec un big calibre ».

Ces paroles d’un rap intitulé No Pasarán, en souvenir de la guerre d’Espagne, donnent une idée de la violence des propos qui s’échangent à quelques heures du second tour des élections législatives françaises. Elles ne sont pas l’oeuvre d’un sombre rappeur inconnu, mais le fruit de la collaboration d’une vingtaine d’artistes, comme Fianso, Akhenaton, Mac Tyer, Seth Gueko, Zola, Soso Maness, qualifiés par Libération de « fine fleur du rap français ». Les recettes seront d’ailleurs versées à la Fondation Abbé Pierre.

C’est dire l’ambiance qui règne en France dans cet entre-deux-tours surtout marqué par les désistements à gauche et au centre afin de « faire barrage » au Rassemblement national (RN).

« Faire barrage »

Jamais un entre-deux-tours n’avait connu un tel branle-bas de combat depuis qu’Emmanuel Macron, après avoir droitisé sa majorité depuis deux ans, a soudainement décidé de virer à gauche toutes pour construire à 48 heures d’avis une alliance électorale avec le bloc de gauche du Nouveau Front populaire (NFP). Dans plus de 210 circonscriptions, les candidats arrivés troisièmes au premier tour et en position de se représenter se sont désistés afin de faire gagner un candidat du bloc central ou du bloc de gauche.

Des désistements souvent cocasses. Ainsi, l’ancien premier ministre d’Emmanuel Macron, Édouard Philippe, votera pour un candidat communiste du NFP dénoncé hier encore par Emmanuel Macron pour son communautarisme et son antisémitisme. Celle qui a orchestré la très contestée réforme des retraites, l’ancienne première ministre Élisabeth Borne, en difficulté dans le Calvados, pourrait devoir son siège à Noé Gauchard, un candidat de La France insoumise (LFI) qui jugeait il y a peu cette réforme illégitime et antidémocratique. À Tourcoing, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sera soutenu par Leslie Mortreux, un autre candidat de LFI qui répète comme un mantra que « La police tue ! ». En échange du désistement des candidats du bloc de gauche, le premier ministre Gabriel Attal a d’ailleurs annoncé la suspension de la réforme de l’assurance chômage.

L’enjeu de l’abstention

Les électeurs, eux, suivront-ils ces consignes vouées à « faire barrage à l’extrême droite » ? C’est la grande question de ce scrutin. Dans un sondage Odoxa-Backbone, plus de la moitié des électeurs (51 %) disaient ne pas tenir compte de ces consignes. Certains jugent même que le bloc du centre a tellement dénoncé l’« extrême gauche » que ces rabibochages de dernière minute pourraient créer un effet inverse.

« L’élection va se jouer sur l’abstention et le report de votes », estimait dans Le Point le politologue Jean-Yves Dormagen, de l’institut Cluster17. Selon lui, en cas de duel entre les blocs de droite et de gauche, 41 % des électeurs d’Emmanuel Macron pourraient s’abstenir, d’autant que les règles de désistement fixées par la majorité comportent de très nombreuses exceptions. À gauche, un tiers des électeurs pourraient aussi s’abstenir ou voter blanc s’ils n’ont de choix qu’entre un candidat de la majorité présidentielle et un autre du RN. Selon plusieurs experts, ce sont ces électeurs hésitants qui décideront du résultat du scrutin et feront pencher la balance entre majorité absolue ou relative pour le RN.

Évoquant le dégoût d’une partie des Français pour la « tambouille » politique, le politologue Dominique Reynié disait cette semaine dans Le Point mesurer une certaine augmentation des intentions de vote en faveur du RN. Entre les 13 millions de votes obtenus à la présidentielle par Marine Le Pen et les 11 millions de la législative, une réserve de voix pourrait exister. Selon le politologue, « les appels au désistement et à “faire barrage” ne ralentiront pas ce processus, au contraire, ils risquent de conforter une partie des électeurs de droite qui n’ont pas encore voté ». « On ne peut pas dire qu’un parti est autorisé et qu’il n’a pas le droit de gagner », affirmait-il sur LCI.

Ces données sont cependant relativisées par les derniers sondages, selon lesquels la diminution du nombre de triangulaires de 306 à 89 priverait le RN d’une quarantaine de sièges ne lui permettant d’obtenir qu’une majorité relative avec tout au plus 205 députés, plus que le double de la précédente assemblée, mais loin de la majorité absolue de 289. Le centre ne dépasserait pas 148 sièges, et le NFP pourrait en avoir jusqu’à 175. Des sondages à prendre évidemment avec des pincettes. En 2022, les experts avaient prédit moins de 50 députés RN, alors qu’il en a obtenu 89.

Une « grande coalition » ?

Sillonnant la France pour qu’aucun vote n’aille au RN, à 48 heures du vote, le premier ministre Gabriel Attal a sorti une nouvelle proposition de sa poche. Il s’agirait de constituer une coalition « plurielle » de « forces politiques républicaines qui peuvent être de droite, du centre, de gauche qui peuvent se retrouver autour de l’intérêt des Français ». Un vieux rêve d’Emmanuel Macron, qui évoquait dès sa première campagne, en 2017, une « grande coalition » à l’allemande. Pour l’instant, à gauche, seule la secrétaire nationale des Écologistes, Marine Tondelier, a manifesté son intérêt, contrairement au secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, et à l’écologiste Sandrine Rousseau, qui y voient une alliance contre nature. Quant aux insoumis, ils ont affirmé par le truchement de leur coordinateur national, Manuel Bompard, qu’ils « ne gouverneront que pour appliquer leur programme. Rien que leur programme ».

On se demande comment Emmanuel Macron réaliserait en si peu de temps ce qu’il n’a pu faire depuis 2022, alors qu’il avait pourtant la majorité relative en chambre et avait confié cette mission à Élisabeth Borne. Dans l’esprit des Français, cette perspective évoque le retour de l’Union des gauches, qu’à son époque, le premier ministre Lionel Jospin appelait la « gauche plurielle ».

Du côté du RN, on ironisait sur le retour de l’« UMPS ». C’est ainsi qu’à l’époque, Marine Le Pen avait qualifié la droite de l’UMP — l’Union pour un mouvement populaire — et la gauche du PS — le Parti socialiste —, qui, selon elle, étaient interchangeables.

Un pays ingouvernable

Dans tous les cas de figure, si une telle coalition devait voir le jour, elle ne pourrait de toute façon pas avoir de majorité absolue. Elle serait donc vulnérable à un vote de censure puisque, s’ils obtiennent les résultats escomptés, LFI et le RN pourraient ensemble faire tomber ce gouvernement « pluriel » n’importe quand. Les noms d’un premier ministre consensuel ont tout de même déjà commencé à circuler, comme celui du président du Sénat, Gérard Larcher, de l’ancien commissaire européen Michel Barnier (Les Républicains) ou de l’ancien premier ministre socialiste Bernard Cazeneuve.

Chose certaine, incapable de s’entendre sur l’immigration, la sécurité, le nucléaire, la politique économique et même le budget, ce gouvernement ne pourrait entreprendre de grandes réformes et devrait se contenter d’une gestion minimale au jour le jour du pays. Cela, au moment où la France a été décotée par les agences de notation pour dette et déficit incontrôlés. De là à dire que la France sera ingouvernable en attendant une nouvelle dissolution ou des élections présidentielles, il n’y a qu’un pas que franchissent la plupart des observateurs. Sur Europe 1, la doyenne des éditorialistes, Catherine Nay, évoquait même la convocation des états généraux par Louis XVI un peu avant sa chute.

Dans Le Monde, le politologue Bertrand Badie doutait d’une telle stratégie, la coalition n’étant « jamais entrée dans les moeurs » de la France. Pour le modéré Nicolas Beytout, du quotidien L’Opinion, il ne s’agissait que d’une « bidouille partisane qui abîme un peu plus la démocratie et élargit encore la fracture avec le peuple sur laquelle, vaste tartufferie, il est de bon ton de verser des larmes ».

Si une telle alliance advenait, le RN apparaîtrait définitivement comme la seule opposition et la seule force d’alternance, estimait sur le site Atlantico le professeur de philosophie Éric Deschavannes. « Avec ou sans majorité, le RN sortira vainqueur de ces élections. Il apparaîtra, face à la nouvelle union de la gauche élargie au centre, comme le nouveau grand parti de la droite. »

À voir en vidéo