La triste fête de la danse québécoise

Image tirée d’une vidéo de Claudia Tak produite par le Regroupement québécois de la danse et diffusée lundi dans le cadre de la Journée internationale de la danse
Photo: Louis-Martin Charest Image tirée d’une vidéo de Claudia Tak produite par le Regroupement québécois de la danse et diffusée lundi dans le cadre de la Journée internationale de la danse

La danse québécoise n’avait pas le coeur à la fête lundi. Le 29 avril, Journée internationale de la danse, a été pour certains l’équivalent de « fêter son anniversaire quand on vient de se faire annoncer un diagnostic de cancer », ainsi que l’a écrit la chorégraphe Mélanie Demers. Les statistiques, sondages et études démontrent que le milieu de la danse est malade. De nombreux artistes ont ainsi répondu sur les réseaux sociaux à l’invitation du Regroupement québécois de la danse de témoigner de leur réalité. Quand les danseurs parlent.

Au lieu de célébrer, le Regroupement québécois de la danse (RQD) a dénoncé le fait que « le gouvernement procède au démantèlement de l’ensemble de notre vaste communauté. Alors que la danse québécoise devrait être un objet de fierté, notre élan est rompu ».

C’est l’artiste Claudia Chan Tak qui portait ainsi les mots de l’homme de théâtre Martin Faucher, pour le RQD, dans une vidéo lançant la campagne de collecte de témoignages Je perds mon élan. Une trentaine de prises de parole d’artistes de la danse a suivi sur Facebook et Instagram.

L’Agora de la danse, la compagnie Danse K par K de Karine Ledoyen, les chorégraphes Dana Gingras et Marie Béland sont de ceux qui ont suivi ce mouvement de paroles. Quelques-uns de ces artistes du corps et du mouvement, comme Louise Bédard, ont noté qu’il était rare qu’ils se tournent vers l’écrit, et que la situation le réclamait.

La ballerine Sarah Maude Laliberté s’est inquiétée de la nouvelle génération, particulièrement des finissants de l’École supérieure de ballet, qui ont donné vendredi dernier leur spectacle de fin d’année. « Je pense à leur entrée dans notre communauté épuisée de ce soutien insuffisant, et ça me bouleverse », écrivait-elle.

« Lorsque je vois les temps de création s’amenuiser de plus en plus et qu’ils finissent par dénaturer ce que devrait être un processus de création digne de ce nom, il m’est impossible de célébrer », a commenté aussi la chorégraphe et professeure à l’UQAM Danièle Desnoyers. « Lorsque je vois que des interprètes emblématiques de notre art se retrouvent actuellement dans l’obligation de repenser leur carrière en danse, faute de pouvoir en vivre décemment […] ; lorsque je réalise qu’il nous faut et qu’il nous faudra de plus en plus annuler des semaines entières de travail faute de soutien adéquat, il m’est impossible de célébrer », poursuit-elle.

« Mais surtout, lorsque l’on finit par croire qu’il y a trop d’artistes et que la solution réside dans leur élimination, il m’est impossible de célébrer », continue Mme Desnoyers.

La jeune interprète Gabrielle Bertrand Lehouillier, qui s’est tournée cette année davantage vers le théâtre, a admis de son côté sur Facebook ne pas avoir eu le courage ni l’énergie de postuler à des subventions pour ses projets personnels, « étant déjà submergée par mon travail alimentaire (aussi en culture) ».

« J’ai l’impression que la danse me glisse entre les doigts, confie-t-elle, mais j’en ai besoin et je crois fermement qu’on change le monde quand on danse, que ce soit seul ou ensemble. »

Moins de fête, plus d’entraînement

Pour le RQD, les contraintes budgétaires qui menacent la danse entravaient la possibilité même de fêter. « Il était impératif de repenser nos priorités. Dans cet esprit de solidarité, nous avons procédé à la réallocation du budget de journée de festivités à notre programme de soutien à l’entraînement, lequel est prématurément épuisé depuis février dernier. »

Ce programme permet aux danseurs de s’entraîner à moindre coût, et les aide ainsi à maintenir leur niveau technique et de virtuosité professionnelle.

La directrice générale du RQD, Parise Mongrain, a précisé au Devoir que « le partage d’histoires personnelles est l’occasion de mettre au jour des vécus et des visages sur le contexte économique difficile, et ainsi susciter l’entraide et la compassion ». « En ce moment, nous parlons beaucoup des organismes qui sont à risque de s’enfoncer dans un déficit structurel. Derrière se trouvent des personnes de talent qui s’usent et qui souffrent. Qui perdent espoir de voir leur carrière évoluer, d’avoir l’occasion de s’intégrer dans un réseau de pratique, de voir leurs conditions de travail s’améliorer. Qui sont plongées dans un dilemme identitaire, où la part artistique de leur vie professionnelle est diluée par des emplois alimentaires. »

« J’ai suffisamment accompagné d’artistes à la reconversion de carrière pour affirmer que les conditions sont présentement réunies pour donner le coup de grâce aux artistes et aux travailleurs culturels et entraîner leur exode du secteur », affirme l’ex-directrice du Centre québécois de ressources et transition pour danseurs.

Le RQD a également profité de cette journée pour envoyer une lettre publique au ministre de la Culture, Mathieu Lacombe. « Force est d’admettre par ailleurs que le démantèlement [de la danse] est déjà amorcé, parce qu’à renvoyer constamment au milieu le message de la piètre valeur que le gouvernement québécois lui concède, la désillusion et le sentiment d’inutilité gagnent du terrain », ont écrit les présidents, Sylvain Émard et Sophie Corriveau, ainsi que Mme Mongrain.

« La danse professionnelle québécoise a mis des décennies à se tailler une place dans le financement public. Si sa structure est maintenant attaquée, la danse mettra longtemps à se reconstruire et il est fort à parier que les coûts nécessaires surpasseront les fonds aujourd’hui demandés. »

Le corps comme pratique démocratique

La chorégraphe et interprète au long cours Louise Bédard a lancé de son côté que « notre danse souffre de ne pouvoir se développer, s’affirmer, s’afficher, se dépasser, respirer, expirer, imaginer, créer, vivre ». « Elle souffre, notre danse, d’espérer. Et sans espoir que reste-t-il sinon un espace tout près du coeur, de notre physique, de notre mental, plus que vide. Comment garder notre flamboyance, ce goût de rêver, d’encore imaginer, et d’espérer ? »

L’artiste Lucy Fandel : « J’aimerais que la société comprenne que l’art est une hygiène de vie ainsi qu’une responsabilité civique. C’est une pratique de base pour une santé personnelle, sociale et démocratique. »

Mélanie Demers va un cran plus loin : « Suffit maintenant que nos gouvernements reconnaissent les bienfaits du corps comme outil émancipateur. Mais un petit réflexe de rébellion me dit que c’est peut-être à l’avantage du système que nous ne soyons pas connectés à nos corps. »

« Tous les systèmes d’oppression commencent par l’oppression du corps. Attachés à nos appareils intelligents, scotchés à nos écrans, fossilisés sur nos sofas, bientôt contrôlés par l’intelligence artificielle — artificiellement connectés, mais tétanisés par le contact réel. Peut-être que c’est plus facile de contrôler une population qui n’a pas envie de danser. »

« En ce lundi 29 avril, en guise de contestation, je re-re-rechoisis la danse, concluait Mme Demers. Je propose la célébration, même si le coeur n’est pas à la fête. Je choisis la danse comme l’ultime forme de contestation. »

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