Traduire avec l’intelligence artificielle (IA), c’est trahir?
Comment l’intelligence artificielle révolutionne-t-elle le monde de la traduction ? Si cette technologie annonce de multiples avenues pour mieux comprendre le monde, qu’entraîne-t-elle comme transformations profondes et inévitables pour le métier de traducteur ? Regard sur un milieu en pleine évolution.
En visitant des maisons de retraite torontoises, Joe Dai, cofondateur d’Aiko. (anciennement Agile.), a observé qu’entre 10 % et 20 % des personnes âgées rencontrées présentaient des difficultés de compréhension lorsque les employés s’adressaient à elles en anglais.
« Non seulement ne pas pouvoir parler à leurs soignants les isolait, mais certains d’entre eux ne comprenaient pas ce que leurs soignants voulaient qu’ils fassent et ressentaient un certain abus lié à ce manque de compréhension », déplore l’entrepreneur numérique, rencontré dans le cadre de l’événement Collision, qui a eu lieu à Toronto du 17 au 20 juin.
Aux États-Unis, les patients non anglophones présentent un taux de réadmission à l’hôpital plus élevé (20,4 %) que ceux qui maîtrisent l’anglais (18,5 %), révélait une analyse de données de 2022 publiée dans l’International Journal of Nursing Studies. Afin de réduire ces risques, Aiko. développe depuis mai 2023 un dispositif physique qui traduit une conversation en temps réel.
À l’essai dans deux maisons de retraite à Toronto, l’outil veut donner aux patients non anglophones « l’impression qu’ils entretiennent une conversation fluide avec un interprète natif qui traduit en temps réel », explique le cofondateur d’Aiko.
L’intelligence artificielle (IA) accélère et facilite le processus de traduction de contenus en ligne, les rendant plus accessibles que jamais. Même si les traductions produites par ces technologies sont imparfaites et nécessitent souvent une révision humaine, la qualité de celles-ci connaît une hausse en accélération.
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Alex Chernenko, p.-d.g. du service de traduction hybride (c’est-à-dire qui utilise de l’IA et de l’expertise humaine) Translit, juge qu’en « rendant n’importe quel contenu, quel que soit son format, multilingue, il devient par définition plus inclusif et alléchant ». Il cite un sondage de 2020 de CSA Research auprès de 8709 consommateurs révélant que 76 % d’entre eux préfèrent acheter un produit accompagné d’informations dans une langue qu’ils maîtrisent.
Prabal Gupta, directeur de l’entreprise RJE Inc., ajoute que « tout le monde devrait pouvoir être non seulement entendu, mais surtout compris. Personne ne devrait être laissé derrière ». Grâce à l’IA, RJE Inc. met en place des agents robotisés de centre d’appels personnalisés selon les besoins d’une entreprise.
Pour M. Gupta, l’IA et la traduction instantanée permettent à différentes communautés plus marginalisées et vulnérables, comme les nouveaux arrivants et les personnes âgées, d’avoir un meilleur accès à certains services. Il ajoute que son outil, présentement disponible en version d’essai, pourrait à terme être utilisé par des services d’urgence afin que tous puissent recevoir de l’aide peu importe leur langue.
Gagner du temps, économiser de l’argent
L’IA est un incontournable pour réduire les coûts d’une entreprise liés à la traduction et pour offrir un service disponible en tout temps, croit M. Gupta. Une IA ne requiert pas de payer des salaires à des employés de centres d’appels et à leurs formateurs, notamment.
« À titre comparatif, l’un de nos concurrents, qui utilise des traducteurs humains, facture environ 100 fois plus que ce que nous facturons : on parle de taux de 4 $ la minute contre 0,04 $ la minute », dit Joe Dai, de la compagnie Aiko.
Le temps gagné par ce type de technologie s’avère non négligeable, estime Richard Shi, vice-président de Videolocalize, une plateforme en développement de traduction instantanée de vidéo. « Traduire une vidéo à la main est un long processus : transcrire le discours, enregistrer une voix hors champ et rédiger des sous-titres demande beaucoup de temps. Notre plateforme le fait de façon beaucoup plus rapide », affirme-t-il.
Traducteur, un métier en voie de transformation plutôt que de disparition
Cette poussée de machines traductrices a évidemment des effets perturbateurs pour le métier de traducteur. Est-il mené à disparaître face à une pléthore d’outils technologiques qui gagnent continuellement en qualité et en rapidité ?
Pour Émile Arsenault, chef d’équipe du cabinet de traduction professionnelle Versacom, l’avènement de l’IA fait plutôt bouger le milieu de la traduction à une vitesse jamais observée auparavant. Il ne parle pas de disparition du métier, mais bien d’une adaptation de celui-ci : « Nous ne sommes pas une compagnie de technologie, mais forcément on doit adopter une technologie si on veut rester concurrentiels. ».
Il ajoute que l’IA entraîne la création de nouveaux « rôles, comme directrice des solutions techno-linguistiques. C’est quelque chose que nous n’avions pas envisagé comme poste il y a cinq ans, mais maintenant, c’est devenu un enjeu ».
Alex Chernenko avance que l’humain est toujours nécessaire dans ce milieu, mais que les entreprises de traduction doivent impérativement se moderniser. « L’IA demande un changement de compétences et une reconversion. […] Fondamentalement, les humains ne seront pas remplacés par l’IA, ils seront remplacés par des humains qui utilisent l’IA. »
La valeur ajoutée du regard humain, particulièrement dans des domaines plus spécialisés requérant une plus grande expertise, est importante à souligner, rappelle M. Arsenault. Des textes plus généraux, à durée de vie éphémère ou à faible valeur stratégique, peuvent bénéficier de la traduction automatique et de la révision faite par des LLM, programmes formés sur des données collectées sur Internet.
Cependant, des textes plus nichés, contenant du jargon spécifique au droit, notamment, gagnent à être traduits par une expertise humaine plutôt que par une machine qui risque d’« halluciner » (c’est-à-dire produire de fausses informations) lorsqu’elle sera mise devant une tâche dépassant ses capacités. Au début du mois de juin, Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême du Canada, appelait à la « prudence » quant à la traduction des décisions.
Regard positif sur un milieu changeant
Malgré les bouleversements entraînés par l’IA, les entreprises de traduction Versacom et Translit ne sont pas défaitistes. M. Arsenault « espère que le milieu de la traduction saura tirer profit » du développement de l’IA, qui est annonciatrice de « nouvelles avenues pour rendre le travail moins fastidieux ». Elle aide déjà à repérer des fautes de frappe ou d’inattention, à corriger certains détails de mise en page et à insérer des signes typographiques.
« Il n’y aura jamais assez de traducteurs professionnels dans le monde pour tout traduire ce qui est important. Si ce qui est moins essentiel peut être confié à une machine, les professionnels, eux, pourront se concentrer sur ce qui est important », conclut Émile Arsenault.
Le gestionnaire de croissance chez Translit Marius Pranskunas voit l’IA comme un outil particulièrement intéressant pour le public, pour faciliter un rapprochement entre humains, nécessaire dans un contexte mondial sous haute tension.