Quand le patrimoine télévisuel revit… au théâtre
Qui aurait cru que les sitcoms des années 1960-1970 feraient un retour à travers le théâtre estival ? Après Symphorien — pièce qui poursuit sa tournée à partir d’août —, le Théâtre du Vieux-Terrebonne ressuscite une autre comédie télévisuelle : Moi… et l’autre.
Pour Kim Lévesque-Lizotte, chargée d’écrire la pièce, il s’agit plus « d’une histoire d’amour que d’une commande ». Nourrie dans sa jeunesse par les reprises de la comédie de situation de Gilles Richer (diffusée entre 1966 et 1971), la quadragénaire éprouve un « amour démesuré » pour Denise Filiatrault et Dominique Michel, ces grandes actrices comiques issues des cabarets.
Et selon l’autrice des Simone, « l’écriture est tellement bien maîtrisée que ça a bien vieilli. Quand je regarde des épisodes de Moi… et l’autre aujourd’hui, je ris encore ». De plus, elle n’y trouve pas autant d’éléments datés, qui « ne passeraient pas maintenant », que dans d’autres émissions des décennies passées. « Ces deux femmes sont si fortes, si maîtresses de leur destin, que je n’ai pas eu tellement à faire une relecture. »
Pour Kim Lévesque-Lizotte, le duo de cette comédie campée dans l’après-Révolution tranquille porte une dimension avant-gardiste : « Deux femmes vivant ensemble en appartement, qui “datent” des gars à profusion et qui font toujours les premiers pas. Elles ont un désir très affirmé. Elles ne s’excusent jamais de rien. Ce sont des femmes qui prennent de la place, parlent et rient fort. »
Ce n’était pas rien, étant donné le conservatisme dont leur société émergeait. « Ce qu’elles proposaient, par rapport à ce que les femmes vivaient dans leur salon au Québec, je pense que le clash était énorme. On n’est quand même pas loin de l’époque où les Québécoises faisaient beaucoup de bébés, de l’emprise de l’Église. C’est en 1964 que les femmes ont eu le droit d’avoir un compte en banque sans la signature de leur mari. Probablement que beaucoup de femmes vivaient leur liberté à travers elles par procuration. »
C’est ce qui fait de Dodo et Denise des modèles. « Ce n’est jamais nommé dans Moi… et l’autre. Mais elles ont été des modèles féminins qui défendaient le droit des femmes par leur liberté, leurs choix de vie. » Kim Lévesque-Lizotte aime ces icônes qui se distinguent par leur parcours plutôt que par ce à quoi elles s’identifient. « Marjo est mon plus grand modèle de féminisme, et elle ne se définit pas comme féministe. Elle a fait avancer la cause des femmes par son indépendance et parce qu’elle n’est pas rentrée dans les conventions sociales. Les protagonistes de Moi… et l’autre ne rentraient pas dans ce que la société attendait d’elles. Pour moi, ça en fait des figures féministes, qu’elles se définissent [comme telles] ou non. Et on a beaucoup à apprendre de ça, nous. C’est par des actions, en montrant des modèles différents, qu’on peut faire avancer les choses, qu’on peut réellement démontrer qu’on est mieux lorsqu’on est libre, que l’égalité est présente. Plutôt que de le nommer à outrance. »
Expo 67
La nouvelle dramaturge a situé son adaptation durant Expo 67, l’année où Montréal a accueilli l’Exposition universelle. « On est tellement dans la morosité en ce moment, explique-t-elle. J’avais envie de rappeler qu’on a déjà vécu de grandes choses, qu’il y a eu une époque où on pensait que l’avenir allait être mieux. D’écrire une histoire sur ce Québec où tout était possible, où la femme se libérait. »
Et elle s’est permis des anachronismes ici et là, qui apportent des ressorts comiques : « J’aime l’idée que le spectateur est rendu plus loin que les personnages, qu’il sait ce qui s’en vient dans l’avenir. »
Dans cette recréation, Kim Lévesque-Lizotte a gardé le noyau de base (le gérant Monsieur Lavigueur, le concierge Gustave), inventé de nouveaux personnages et condensé certaines des figures types de l’émission originale. On y verra Dominique et Denise rivaliser pour séduire un chanteur de charme français, qui organise un concours de talents dont le prix est un voyage avec lui… Mais, en fin de compte, le récit célèbre surtout leur amitié, assure la créatrice. « Je l’ai écrit comme un hommage à ces femmes-là, et au Québec aussi. »
Même si elle « s’emporte » lorsqu’on parle du féminisme, et qu’« ici et là, on va reconnaître mes causes à travers la pièce », l’autrice tient à rappeler que Moi… et l’autre est d’abord un divertissement. Une comédie ponctuée de quelques chansons et quelques danses, écrite afin qu’un public de toutes les générations puisse l’apprécier. Après quatre ans à coécrire Avant le crash, celle qui s’ennuyait de pondre des blagues s’est gâtée.
Nostalgie ?
Mais comment expliquer l’attrait de cette résurgence d’oeuvres du passé ? Un corpus auquel on peut notamment ajouter Deux femmes en or, qui fera l’objet d’un film après l’adaptation scénique signée par Catherine Léger. « Je pense qu’il y a un engouement pour une époque où on n’avait pas encore Internet, d’une part », indique Katharina Niemeyer, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal. L’universitaire d’origine allemande ne connaissait pas Moi… et l’autre, mais, ayant développé un intérêt pour la nostalgie, elle aborde le phénomène plus largement.
Et on traverse, depuis quelques années, une période de transformations fulgurantes. « On est dans un monde très accéléré, où les évolutions médiatiques, surtout, vont très, très vite, explique-t-elle. Il y a beaucoup de changements, plusieurs guerres aussi, beaucoup d’actualité triste. Donc ces productions culturelles permettent de fuir ces accélérations sociales et tout ce qui va trop vite. Ça ne veut pas nécessairement dire que c’est de la nostalgie envers cette époque. C’est [l’occasion] d’une pause, en fait. »
Et cette attirance pour un monde analogique n’est pas réservée au public plus âgé. « Aujourd’hui, beaucoup de jeunes, sans vouloir retourner dans le passé, aimeraient bien savoir ce que c’est, d’avoir vécu sans Internet : comment ont vécu nos parents avant ? Une production culturelle permet de s’y plonger. »
Mais l’intérêt pour les récits d’hier n’est pas nouveau en art, rappelle Katharina Niemeyer, citant les multiples adaptations de la pièce Antigone. « Le passé reste une source de création, de réécriture pour l’adaptation au temps présent. » Et alors qu’on voit une nostalgie restaurative, qui consiste à désirer rétablir complètement une époque, chez certains politiciens (« mais on idéalise ce passé, évidemment, parce qu’il n’est jamais aussi parfait qu’on le pense »), la majorité des réadaptations d’une oeuvre d’hier s’inscrivent plutôt dans une démarche de nostalgie réflective. « On ne veut pas nécessairement revivre cette époque. Le retour au passé permet peut-être de réfléchir autrement au temps présent. » Grâce à la nostalgie réflective, on peut « mieux saisir le présent, mais aussi l’avenir ». Bref, mesurer le chemin parcouru.
Combats
Pour Kim Lévesque-Lizotte, ce retour dans le passé ne relève pas d’une « nostalgie bonbon ». « Je pense que beaucoup d’oeuvres des années 1960-1970-1980 reviennent parce qu’on a besoin de se souvenir d’où on vient. Pour moi, c’est une occasion de remémorer les combats qui [ont été menés]. Il y a un recul des droits pour les femmes et les communautés LGBTQ, un élan de conservatisme en ce moment. Ce qui se passe en France, aux États-Unis avec l’avortement. La montée du masculinisme, le retour de la tradwife. » Soit la valorisation par certains d’une conception traditionnelle des rôles.
« Je ne pensais jamais voir ça de mon vivant ! Alors qu’on a l’illusion qu’on est dans un âge de wokisme. » L’autrice déplore ressentir davantage « une peur, une résistance et un retour à de vieilles valeurs. Politiquement, surtout. J’aimerais vraiment mieux, en ce moment, me poser des questions sur comment rendre l’avenir meilleur, plutôt que d’avoir encore à défendre des choses que je pensais acquises ».