Plus que jamais les théâtres montréalais prolongent les succès
Il fut un temps où même les plus gros succès publics et critiques applaudis dans les théâtres montréalais étaient condamnés à s’éteindre après une première vague de 10 à 20 représentations, ratant l’occasion de toucher un public appâté par le bouche-à-oreille. Cette époque est de plus en plus révolue, a-t-on particulièrement constaté cette saison. C’était remarquable à La Licorne, où le calendrier a été aménagé de façon à laisser des créneaux libres pour d’éventuelles (et nombreuses) supplémentaires. La stratégie fut gagnante : la pièce Bénévolat, de Maud de Palma Duquet, a connu 40 représentations à guichets fermés, au lieu des 28 prévues, et elle sera à nouveau présentée en décembre 2024. D’autres théâtres, notamment Duceppe et le TNM, tout comme le Rideau vert et le Prospero, opèrent de façon similaire. Une pratique peu commune il y a à peine dix ans.
Pourquoi cette ancienne réticence à prolonger les succès ? Les raisons étaient multiples. Les saisons reposent sur un calendrier très serré et planifié trois ans d’avance pour répondre aux exigences des subventionneurs. Des ententes avec l’Union des artistes (UDA) protègent les comédiens de contrats qui exigeraient une trop grande disponibilité pour des dates incertaines. Le financement public est lacunaire pour la diffusion des reprises, dans un système qui priorise souvent les nouvelles créations. Et, bien sûr, la disponibilité des comédiens et comédiennes est limitée, dans une province où le métier, sans filet social, les pousse à travailler en même temps sur tous les fronts — théâtre, télé, publicité, radio.
L’exemple de La Licorne
Cette saison-ci, le directeur artistique Philippe Lambert a carrément choisi de produire deux créations de moins qu’à l’habitude dans sa petite salle pour se permettre de prolonger, quand le fer est encore chaud, un ou deux succès éventuels. Bénévolat en a profité, mais aussi une pièce de l’Espace libre, Les ânes soeurs, de Mathieu Quesnel et Yves Jacques, qui reprend l’affiche à La Licorne seulement deux mois après sa première série de représentations. Dans un écosystème où la norme est plutôt de programmer des reprises deux ou trois ans plus tard, la décision est audacieuse.
« Il manque à Montréal un théâtre privé qui serait libéré de la structure des saisons programmées à l’avance et qui pourrait rapidement mettre à l’affiche les succès des autres théâtres, dit Philippe Lambert. À Toronto par exemple, le Crow’s Theatre se donne la mission de collaborer autant que possible avec ce genre de théâtres privés. Comme ces spectacles-là sont assurés de remplir les salles, il y a moins de risques financiers à les programmer. L’idéal serait toutefois de les prolonger immédiatement, lorsque le bouche-à-oreille foisonne. En attendant de disposer d’un tel lieu, j’ai décidé de tester une formule du genre à La Licorne. »
Reste que ce n’est pas simple. Il est difficile de prévoir quels spectacles fonctionneront le mieux. « Le calendrier aéré que j’ai instauré n’était pas parfait, regrette Philippe Lambert. Il n’a pas permis de prolonger le spectacle Fils manqués, qui aurait tout à fait pu continuer. Pour moi, ça prouve que le théâtre peut être grand public. Quand j’entends des collègues faire des généralisations et affirmer que les salles sont vides, je suis perplexe. Ce n’est pas la réalité chez nous. Et on n’est pas les seuls. »
Une pratique qui se généralise
C’est aussi le cas chez Duceppe, un théâtre revivifié par sa nouvelle direction artistique depuis 2017. Les reprises de succès font partie intégrante des stratégies de diffusion chéries par David Laurin et Jean-Simon Traversy, qui réservent chaque saison deux créneaux de quelques dates à la Cinquième salle — théâtre voisin à la Place des Arts. Il leur est aussi arrivé d’emprunter le plus imposant théâtre Maisonneuve pour des succès monstres ayant le potentiel de remplir plusieurs fois ses 1453 sièges. La désormais pièce culte J’aime Hydro, d’Annabel Soutar et Christine Beaulieu, a été du nombre.
Moins rapides sur la gâchette que leur homologue de La Licorne, Traversy et Laurin s’éloignent néanmoins de la tradition des reprises à deux ans d’écart. « Pour réagir vite, on met aussi à profit le comité de lecture de Duceppe, qui fait un travail de veille artistique », ajoute Jean-Simon Traversy.
Constat irréfutable : ces reprises attirent un nouveau public ! « J’aime bien citer l’exemple de Pas perdus, d’Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier, ajoute le codirecteur de Duceppe. La reprise au théâtre Maisonneuve a prouvé qu’une telle pièce peut non seulement séduire un public large, mais également servir de point d’entrée pour les néophytes. »
Au théâtre du Nouveau Monde (TNM), la directrice, Lorraine Pintal, tient le même discours. La reprise cet hiver de M’appelle Mohamed Ali, l’une des premières productions francophones québécoises entièrement interprétées par une distribution afro-descendante, a mobilisé un nouveau public issu de la communauté montréalo-haïtienne. « Nous avons aussi constaté une audience plus jeune et globalement plus diversifiée. Ma philosophie pour les reprises est de repérer des spectacles qui ont été créés par de petites compagnies, souvent sans domicile fixe, qui ont le potentiel de toucher un grand public dans la salle de 800 places du TNM. »
Des défis, tout de même
Cette règle n’est pas immuable. L’an prochain, on verra par exemple au TNM Deux femmes en or, un succès de La Licorne (encore !). Reste que, même si ces spectacles remplissent les salles, « il y a un risque financier », nuance Lorraine Pintal. « Pour couvrir les frais, ces pièces doivent absolument être jouées à guichets fermés. On fait attention à la tarification, pour ne pas créer une trop grande différence entre le coût à la création dans un plus petit théâtre et le coût du billet au TNM. Sans négliger les redevances aux artistes et les droits d’auteur. »
Prolonger la durée de vie des spectacles dans le contexte montréalais demeure compliqué, nous disent en choeur tous les intervenants consultés. Mais les théâtres sont plus que jamais déterminés à persister. Une attitude rafraîchissante et qui apporte un peu d’optimisme dans le contexte de sous-financement dénoncé ces jours-ci par le milieu des arts vivants.