«Peut contenir des traces d’égo»: renverser la dictature du bonheur

Valérie Blais et Marie-Eve Soulard La Ferrière nous parlent de la pièce «Peut contenir des traces d’égo», une comédie mettant en scène six amies de filles qui organisent des retrouvailles dans le cadre d’une retraite de développement personnel aux ateliers tous plus loufoques les uns que les autres.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Valérie Blais et Marie-Eve Soulard La Ferrière nous parlent de la pièce «Peut contenir des traces d’égo», une comédie mettant en scène six amies de filles qui organisent des retrouvailles dans le cadre d’une retraite de développement personnel aux ateliers tous plus loufoques les uns que les autres.

Cet été, au mythique théâtre La Marjolaine, à Eastman, on propose une création québécoise entièrement féminine. Peut contenir des traces d’égo réunit les grandes qualités et les petits défauts de six autrices et autant de comédiennes. Imaginez six amies d’enfance hautes en couleur qui se retrouvent à la campagne, à l’occasion d’une fin de semaine de ressourcement où le bonheur n’est pas un objectif, mais bien une dictature. Signée Anne-Sophie Maguire Armand, Maryvonne Cyr, Marie Doyon, Marika Lhoumeau, Marie-Eve Soulard La Ferrière et Sophie Vaillancourt, la pièce est produite par Encore Spectacles et mise en scène par Marc St-Martin.

Tout a débuté en 2017, à La Risée, dans le quartier Rosemont–La Petite-Patrie, à Montréal. Sis rue Bélanger, le lieu a pour mission d’offrir aux artistes de la relève et aux femmes artistes une vitrine et un soutien dans le développement de leur art. « On était six comédiennes, toutes avec un penchant pour l’écriture, explique Marie-Eve Soulard La Ferrière. On ne savait pas de quoi on allait parler. Tout ce qu’on voulait, c’était de créer ensemble, écrire à douze mains une pièce qu’on allait défendre nous-même sur scène. »

Pour mettre la table, stimuler l’imaginaire, le collectif entreprend de colliger les nombreuses sources d’agacement que procure aux femmes une époque souvent déboussolée. « On écrivait sur ce qui nous révoltait, explique l’autrice, sur ce qui nous irritait, sur ce qui nous interpellait, sur ce qui nous faisait à la fois rire et grincer des dents. Il était largement question de surinformation, cette surcharge d’avis et d’opinions à laquelle nous sommes exposées chaque jour, mais aussi de la sempiternelle quête de bonheur dans laquelle nous étions toutes, de différentes manières, engagées. »

Performance à tout prix

Parmi la foule de sujets abordés : la prolifération des allergies, la multiplication des injonctions adressées aux mères, notamment par le truchement des réseaux sociaux, ou encore la surenchère de consignes dans un cours de yoga dont on ressort en fin de compte plus stressée qu’en arrivant. « Nos discussions étaient très animées, assure Soulard La Ferrière. Il était beaucoup question de l’obligation qu’on ressentait de performer en tout temps et dans tous les domaines. Un jour, on a trouvé un fil conducteur qui nous a permis de faire une vraie pièce, et non pas simplement une suite de sketches. »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Privées de sommeil, d’eau et de nourriture, elles n’ont jamais de pauses», précise Marie-Eve Soulard La Ferrière.

C’est ainsi que sont nés six personnages, six « amies de fille » dont les retrouvailles vont se dérouler dans des conditions pour le moins rocambolesques lors d’une retraite de développement personnel en plein bois. La pièce a été présentée à La Risée en 2017, puis à nouveau en 2020. « On a obtenu d’excellentes réactions, se souvient l’autrice et comédienne. Parce qu’on aimait beaucoup le texte, et qu’on voulait vraiment qu’il voyage, qu’il soit entendu par le plus grand nombre de personnes, on a accepté de le laisser aller, c’est-à-dire d’accorder les droits à un producteur qui allait engager un metteur en scène et constituer une nouvelle distribution. Je ne vous cacherai pas que ça a été un petit deuil, mais on est très heureuses de voir aujourd’hui notre pièce rayonner en étant portée par des comédiennes de ce calibre. »

Cette distribution cinq étoiles, elle est composée de Geneviève Brouillette (Jasmine, la grande gourou de l’organisation Jasmine Nature), Catherine Proulx-Lemay (Nataly, qui essaye d’écrire un roman depuis dix ans), Valérie Blais (Sylvie, l’alcoolique qui va certainement rechuter), Catherine Paquin-Béchard (Shantale, qui a quitté son travail d’ingénieure pour devenir l’assistante zélée de Jasmine), Ève Pressault (Isabelle, l’infirmière en épuisement professionnel) et Joëlle Lanctôt (Stéphanie, l’accro aux chirurgies plastiques). Pour les diriger, on a fait appel à Marc St-Martin, qui a aussi signé en 2019 la mise en scène des Nonnes de Dan Goggin, un véritable classique de La Marjolaine qui sera de retour à Eastman cet été, du 14 au 24 août.

Critique féroce

Mine de rien, la pièce procède à une féroce critique de la pensée magique, une savoureuse parodie des multiples panacées que la société occidentale contemporaine cherche désespérément à vendre aux femmes. « Elles font de tout, explique Valérie Blais. Il y a le rebirth chaud, le lâcher-prise d’une seule main, le sauna des inhibitions, le yoga de l’abondance, le spinning des idées noires, le speed coaching, la méditation avec chèvres, le canot zen… C’est sans fin, et c’est cette accumulation qui fait l’efficacité de la pièce. Il y a des punchs, bien entendu, mais c’est surtout une affaire de profusion et de surenchère, une question de rythme, de frénésie, de cadence qui ne cesse de s’accélérer. C’est complètement loufoque, presque bédéesque. »

Il ne faudrait surtout pas croire que les femmes réunies dans cette retraite qui leur promet une véritable « renaissance » sont bêtes. « Privées de sommeil, d’eau et de nourriture, elles n’ont jamais de pauses, précise Soulard La Ferrière. Jamais on ne leur laisse le temps de réfléchir à ce qui se passe. C’est pourquoi elles sont à ce point sous le joug de Jasmine, endoctrinées à coup de “lâcher-prise” et de “moment présent” ». « On rit de la situation, mais on ne rit jamais d’elles, ajoute Blais. Elles ont toutes un rêve à réaliser, un besoin de réalisation, une soif de succès, une recherche d’équilibre, une quête de sens. Elles aspirent au bonheur, comment pourrait-on leur en tenir rigueur ? »

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «C’est complètement loufoque, presque bédéesque», souligne Valérie Blais.

Des régimes aux soins de la peau, de l’alimentation au conditionnement physique en passant par la spiritualité, les réseaux sociaux ciblent tout particulièrement les femmes. On pense nécessairement à Gwyneth Paltrow et à Jacynthe René. « Le nombre d’exercices pour contrer les symptômes de la ménopause que je vois apparaître dans mon fil, explique Valérie Blais, c’est hallucinant. Alors qu’il y a de moins en moins de services, si peu d’aide réelle, on est bombardé de solutions instantanées et de remèdes miracles. N’importe qui peut tomber dans ce genre de traquenard. Surtout quand on considère l’angoisse dans laquelle l’état du monde peut nous plonger. »

Peut contenir des traces d’égo

Texte : Anne-Sophie Maguire Armand, Maryvonne Cyr, Marie Doyon, Marika Lhoumeau, Marie-Eve Soulard La Ferrière et Sophie Vaillancourt. Mise en scène : Marc St-Martin. Une production d’Encore Spectacles. Au théâtre La Marjolaine (Eastman) du 14 juin au 10 août.

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