«Nigamon/Tunai»: se réveiller au chant d’Émilie Monnet et Waira Nina
Artistes interdisciplinaires, Émilie Monnet et Waira Nina se connaissent depuis plus de vingt ans. Alors que la première est d’origine anichinabée et française, la seconde, originaire de la région de Caquetá, en Amazonie colombienne, appartient à la nation inga. « On s’est rencontrées en Espagne, à Bilbao, se souvient Monnet. Je faisais ma maîtrise là-bas. Waira était de passage pour un cours de leader autochtone. »
Entre la femme du Nord et celle du Sud, c’est le début d’une solide amitié, une complicité qui s’incarne depuis une douzaine d’années dans la recherche et la création. « C’est l’univers qui nous a réunies, affirme Waira Nina. Lors d’une cérémonie, j’ai eu une vision. J’ai vu des villes comme je n’en avais jamais visité, un monde que je ne connaissais pas. Peu de temps après, je mettais les pieds en Europe pour la première fois et je rencontrais Émilie. Entre nous deux, c’est magique, prédestiné. »
Après avoir présenté plusieurs performances ici et là, les deux créatrices s’apprêtent à dévoiler sur la scène de l’Espace Go, à l’occasion du Festival TransAmériques, un premier spectacle d’envergure. Nigamon/Tunai (« le chant » en langue anishinaabemowin et en langue inga) est une oeuvre immersive, qui tient à la fois de la cérémonie et du documentaire audio, un voyage de 85 minutes où cinq langues cohabitent : l’espagnol, le français, l’anglais, l’anishnabemowin et l’inga. Après Montréal, le spectacle des Productions Onishka sera de passage au Festival international d’Édimbourg, du 15 au 18 août, puis partira en tournée en Amérique du Sud.
Sur le dos d’une tortue
Figure centrale de nombreuses cosmogonies autochtones, connectée au cycle lunaire et à la dimension féminine de la vie, autant à l’eau qu’à la terre et aux étoiles, la tortue est au coeur de Nigamon/Tunai. En Amazonie, l’animal est en danger d’extinction en raison du réchauffement climatique et des activités humaines. « Dans la mythologie du peuple inga, précise Waira Nina, la tortue est la mère de toutes les eaux. Une fois par année, elle se sacrifie pour offrir son chant, un chant qui protège l’eau, source de toute vie. » Chez les Anichinabés, la carapace de la tortue serpentine est notamment utilisée pour les cérémonies et l’artisanat. « Pour les peuples autochtones du nord-est du Canada et des Prairies, raconte Émilie Monnet, la Terre a été créée sur le dos d’une tortue. »
Les deux femmes ont donc tout naturellement choisi la tortue comme symbole de leur lutte pour la protection des eaux et contre l’extractivisme qui s’exerce sur leurs territoires respectifs. « Nous traitons surtout de la présence de la compagnie minière Libero Copper, connue en Colombie sous le nom de Libero Cobre, explique Monnet. Pour faciliter l’extraction du cuivre là-bas, une opération qui a de terribles impacts, la multinationale canadienne veut construire une route qui traverserait le territoire de l’oncle de Waira. »
Pour aborder ces questions politiques et environnementales, les créatrices ont imaginé un manifeste poétique qui fait la part belle aux sons et aux voix. « C’est comme un balado immersif, explique Monnet. On espère susciter une écoute profonde chez les gens, faire entendre des voix qui sont autrement inaudibles, des points de vue qu’on prend trop rarement le temps de faire rayonner. Pour y arriver, on a réalisé des entrevues avec des résistants, des Autochtones qui se consacrent à la défense des territoires. »
Au coeur d’un environnement sonore et visuel imaginé par une riche équipe de créatrices et de créateurs, parmi lesquels Mélanie O’Bomsawin (vidéo), Julie-Christina Picher (scénographie), Leonel Vásquez (scénographie sonore) et Frannie Holder (musique), les deux interprètes vont miser sur leurs voix, leurs souffles, leur corps. « On utilise nos voix pour créer des harmonies avec le chant des arbres, des pierres et de l’eau, explique Monnet. On entre en relation avec le territoire en utilisant les sons, les syllabes, les mots et les phrases de nos langues autochtones respectives. »
La terre
En marge des représentations, quatre conférences se tiendront à l’Espace Go, les 27 et 28 mai. Intitulés Aki/Alpa (« la terre » en anishinaabemowin et en inga), ces échanges réuniront des gardiens des territoires autochtones, des chefs spirituels, des leaders des communautés ainsi que des artistes d’Amérique du Sud et du Nord. Selon Waira Nina, « il est urgent de parler de l’impact de l’extractivisme sur les territoires et sur les êtres qui y habitent, mais aussi de toutes les initiatives qui visent la défense de ces territoires ». Parmi les invités : le guérisseur Luciano Mutumbajoy, qui abordera la présence « de plus en plus agressive » de Libero Cobre sur les terres de sa famille et les meurtres de leaders autochtones.
Avec Nigamon/Tunai, Émilie Monnet ajoute un nouveau chapitre à son cycle sur l’amour amorcé avec Neecheemus l’an dernier. « C’est un spectacle sur l’amour-amitié, précise-t-elle. Je conçois l’amour et l’amitié comme des formes de résistance et de solidarité. Waira est mon amie et ça me bouleverse de savoir que sa famille a été assassinée parce qu’elle défendait le territoire. Tout cela est très concret, très réel. On est bien contents d’avoir des voitures électriques ou de passer à l’énergie éolienne, qui demande beaucoup de cuivre, mais on doit savoir ce que cela implique pour les populations autochtones. »
Devant l’actuel épanouissement du théâtre autochtone au Québec, Émilie Monnet ne cache pas sa joie. « Je suis très heureuse de voir qu’il y a de plus en plus d’espace pour des voix et des structures autochtones. Je pense notamment aux créations de la compagnie Menuentakuan et à celles de Soleil Launière. En novembre prochain, avec Laure Morali et Joséphine Bacon, je vais prendre part à la création théâtrale de Kukum au TNM. Il y a dix ans, on n’aurait jamais pu imaginer une chose pareille. »