«The Great Gatsby»: Mia Farrow et Robert Redford en amants maudits

Mia Farrow et Robert Redford à la brunante dans la première adaptation de « The Great Gatsby », sortie en 1974
Photo: Paramount Pictures Mia Farrow et Robert Redford à la brunante dans la première adaptation de « The Great Gatsby », sortie en 1974

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Dans une immense propriété désertée, la caméra erre de pièce en pièce, tel un spectre. L’analogie est d’autant plus appropriée qu’émane l’écho diffus d’une fête passée, comme si le lieu était hanté. Non, la scène n’est pas tirée de The Shining (Shining, l’enfant lumière), de Stanley Kubrick, mais du film The Great Gatsby (Gatsby le magnifique), de Jack Clayton, paru en mars 1974. Adaptation splendide mais controversée du roman phare de F. Scott Fitzgerald, le film met en vedette Robert Redford et Mia Farrow en amants maudits, lui nouveau riche, elle mondaine bien née. Ce qui frappe après 50 ans ? L’absolu brio de Clayton et de Farrow.

The Great Gatsby conte le destin tragique de Jay Gatsby qui, après avoir fait fortune, tente de reconquérir l’amour de sa vie, Daisy, à présent mariée à Tom Buchanan, un héritier vil.

Robert Evans, dirigeant du studio Paramount, lança le projet vers 1970 dans le but d’y faire jouer sa fiancée, l’actrice Ali MacGraw, face à Warren Beatty. L’acteur déclina, comme Jack Nicholson après lui. Robert Redford, lui, désirait ardemment jouer Gatsby (comme Warner Baxter et Alan Ladd avant lui, puis Leonardo DiCaprio après lui).

Quant à MacGraw, elle quitta Evans pour Steve McQueen. Faye Dunaway fit campagne pour jouer Daisy, mais c’est Mia Farrow qui obtint le rôle.

L’embauche de Jack Clayton à titre de réalisateur fit scandale. Comment un Anglais saurait-il faire justice à ce roman « quintessentiellement » américain ?

En entrevue à Sight and Sound, le réalisateur du chef-d’oeuvre The Innocents (Les innocents), d’après Henry James, répond : « À part le côté romantique du film, et l’obsession de Gatsby [et je crois bien comprendre l’obsession], c’est une histoire de classes. C’est là quelque chose qui me plaît. Marx n’a-t-il pas dit qu’il y a des différences entre les classes, mais peu de différences entre les nationalités — entre les riches Anglais et les riches Américains ? Fitzgerald l’a bien sûr dit aussi : les riches sont différents de nous. »

Lors du fameux prologue dans la villa inoccupée, le faste a littéralement valeur de coquille vide. Comme le décrit Neil Sinyard dans son ouvrage consacré à Jack Clayton : « La caméra parcourt les objets dorés sur la coiffeuse de Gatsby et est attirée de manière hypnotique par les photos de Daisy Buchanan, qui commencent à dominer la séquence de générique. Seule une image un peu incongrue vient troubler l’ambiance : une mouche sur un sandwich entamé, évoquant peut-être le temps qui passe, mais aussi un début de pourriture sous la surface luxueuse. »

Une manière élégante de laisser entendre que les apparences sont trompeuses, et que quelque chose de funeste se trame. Comme dans son précédent Room at the Top, ce qui intéressait Clayton, c’était la vraie critique des classes en filigrane de la fausse histoire d’amour. Fausse, car à sens unique.

Visions divergentes

Scénariste du film, Francis Ford Coppola compta parmi les principaux détracteurs de Jack Clayton. Il faut savoir que Coppola accepta d’écrire le scénario pour des raisons financières avant la sortie de The Godfather (Le parrain), en 1972. Lorsque Gatsby prit l’affiche en 1974, Coppola était devenu la coqueluche d’Hollywood.

Au New Yorker, Coppola affirme cette année-là : « Il y a des scènes là-dedans qui poursuivent les mauvais objectifs et sont, à mon avis, ruinées. La même scène aurait fonctionné à merveille si une autre personne avait réalisé le film. »

Une autre personne comme… Coppola ?

Entre autres exemples de désaccords : la célèbre réplique de Daisy « Les filles riches n’épousent pas les garçons pauvres ». Dans le scénario, Coppola faisait plutôt dire au personnage : « Les garçons pauvres n’épousent pas les filles riches. » Clayton trouvait pour sa part plus juste de faire s’exprimer Daisy à partir de sa propre perspective, et non à partir de celle de Gatsby : de The Innocents à The Lonely Passion of Judith Hearne en passant par The Pumpkin Eater, Clayton était reconnu pour la complexité de ses personnages féminins (pas la force de Coppola, aussi géniaux soient maints de ses films).

Dans son ouvrage, Sinyard cite une divergence plus fondamentale entre le réalisateur et le scénariste : « Comme Clayton l’explique dans une note écrite après sa rencontre avec Coppola : “Daisy appartient vraiment à Tom ; elle appartient au milieu et à la classe de Tom”. Dans la même note, Clayton fait un commentaire très intéressant et astucieux sur Daisy : “Elle est aussi obsédée par elle-même que Gatsby l’est par elle — et c’est en fait, assez étrangement, leur lien commun.” D’où l’imagerie narcissique associée à Daisy dans le film. »

Sinyard poursuit en donnant deux exemples éloquents de ce narcissisme mis en avant par Clayton à travers sa réalisation.

« Contrairement au roman, les retrouvailles entre Gatsby et Daisy se font par l’entremise d’un miroir alors qu’il apparaît derrière elle. Les miroirs sont omniprésents dans le film, en phase avec une société vaniteuse et narcissique, mais également en phase avec un film sur la fragilité des illusions romantiques. Dans la dernière scène de l’hôtel, lorsque Gatsby avoue à Tom Buchanan son amour pour Daisy, le mouvement instinctif de cette dernière est de se tourner vers le miroir de l’hôtel — comme si en se regardant, elle pouvait éviter d’affronter les choses en face et s’accrocher à une illusion romantique qui est en danger imminent de désintégrer. »

Le malheur de Daisy

Or, Clayton ne condamne pas Daisy. Au contraire, il la dépeint comme la prisonnière des diktats d’une époque. Dans une composition trop peu louangée, Mia Farrow laisse deviner un désarroi immense sous le vernis de frivolité. Sa réplique au sujet de sa fille est en l’occurrence dévastatrice : « J’espère qu’elle deviendra une belle petite idiote. C’est le mieux qu’une fille puisse espérer, de nos jours : être une belle petite idiote. »

Ce souhait, formulé comme une plainte, indique que Daisy comprend parfaitement tout ce qui se passe et n’y peut rien changer. Contrairement aux apparences (trompeuses), Daisy n’est pas une « belle petite idiote », et c’est là son malheur.

Avec le recul, on peut comprendre l’animosité de certains envers la lecture anti-romantique, voire marxiste de Clayton. Dans la moiteur de l’été, Gatsby croit avoir une chance, alors que le sort en est depuis longtemps jeté…

Ce qui rend le prologue — oui, tout nous y ramène — d’autant plus inspiré. En effet, comme Clayton nous le révèle ultimement, la séquence d’ouverture dans le domaine vacant est en réalité campée en fin de récit, après que les rares proches de Gatsby s’en sont allés à ses obsèques.

On repense à la mouche, attirée non pas par l’odeur du sandwich, mais par celle de la mort.

Dans l’intervalle, toute la splendeur vaporeuse distillée par le réalisateur et son directeur photo Douglas Slocombe (Raiders of the Lost Ark/Les aventuriers de l’Arche perdue) n’aura été qu’un leurre, comme l’histoire d’amour.

Pouvoir d’envoûtement

Loin d’adhérer à cette atmosphère élégiaque, d’un cynisme mortifère, le studio fit la promotion d’une grande oeuvre sentimentale. Le contraire du film, en somme. Comme se souvient Mia Farrow dans son autobiographie, le « délicat » The Great Gatsby fut vendu comme un nouveau Gone with the Wind (Autant en emporte le vent).

Lauréat des Oscar pour les costumes et la musique (jazz, évidemment), le film fut un succès populaire et, malgré des critiques partagées, eut des admirateurs fervents, dont Tennessee Williams, et surtout Frances Scott Fitzgerald, la fille de F. Scott Fitzgerald.

« Elle donna de nombreux conseils éclairés et […] a toujours insisté sur le fait que son père aurait adoré le film », note Neil Sinyard.

De fait, The Great Gatsby version 1974 possède un réel pouvoir d’envoûtement. Une fois qu’il est terminé, on en voudrait encore. Le film de Clayton est en cela comme la belle saison dont se languit Gatsby lorsqu’il confie, ignorant qu’il va bientôt mourir : « L’été est presque fini. C’est triste, non ? Ça vous donne envie de, je ne sais pas, tendre les bras, et le retenir. »

Le film The Great Gatsby est disponible en VSD sur la plupart des plateformes.

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