Le trou dans la clôture

Photo: Pierre Trudel Montage Marin Blanc

J’avais six ans. J’ai traversé, avec mes parents, l’imposant portail de fer forgé, puis la grande allée bordée d’arbres qui mène à l’école Villa Maria, sur le boulevard Décarie. Dans la classe de première année, soeur Lorraine nous a demandé, comme premier exercice, de repérer notre nom écrit sur un pupitre, et de compter aussi loin qu’on en était capables. J’ai compté jusqu’à cent. Une fille à côté de moi a compté jusqu’à vingt avant de se mettre à pisser par terre d’effroi. J’ai gardé, de ces années passées à l’école privée, le souvenir d’un monde feutré, surprotecteur, où une odeur de soupe fade flottait dans l’air, des étagères garnies de la bibliothèque et des activités de théâtre, dans une grande salle où on accueillait les parents. Au secondaire, pourtant, j’ai haï ce repère d’élèves privilégiées, les trente mêmes filles que l’on suivait année après année, les appels constants de la direction à mes parents et les commentaires dégoûtés des soeurs sur les idées libérales de ceux-ci.

J’avais la rébellion précoce. Vers 13 ans, comme bien d’autres, je suis allée m’échouer à quelques jets de pierre plus loin, à l’école publique secondaire Saint-Luc, aujourd’hui déménagée plus à l’ouest. Dans cette petite cour d’école sans verdure, j’ai découvert, avec la liberté, le sexe et la drogue, une fraternité entre élèves jamais connue auparavant, une acceptation des autres sans égard au milieu social et aux résultats scolaires. C’est vrai, nous désertions, plus souvent qu’à notre tour, les salles de classe où des professeurs épuisés devaient tenir tête à des hordes d’élèves aux capacités variables et aux hormones en folie. Mais je me souviens encore aujourd’hui des professeurs de français et d’espagnol, qui ont su attirer mon attention, ne serait-ce que le temps d’un livre ou d’un cours. J’ai toujours regretté de ne pas avoir joint l’orchestre, qui faisait et qui fait toujours la fierté de l’école. Ces premiers véritables contacts avec la vie sont passés sur moi comme un ouragan.

De ces années apparemment oisives à l’école publique, dans une dégringolade de performances scolaires aujourd’hui surmontée, j’ai gardé mes premières et peut-être mes plus grandes leçons de vie. Celles, inestimables, de la vulnérabilité des autres, de la nécessité d’une certaine égalité entre les humains, le privilège d’avoir accès à des réalités essentielles à la journaliste que je suis aujourd’hui, à une certaine compréhension de la société.

L’école secondaire publique Saint-Luc était accessible, pour qui connaissait quelques secrets, à travers le domaine verdoyant de l’école privée Villa Maria. Un grand trou perçait la clôture du domaine sur la rue Brillon et permettait de se rendre à Saint-Luc à travers un verger de pommiers, laissé plus ou moins à lui-même par les soeurs, mais toujours fleurissant au printemps. Un autre trou de clôture, emprunté par des centaines d’élèves chaque jour, donnait sur l’asphalte cuisant et stérile de l’école publique. Durant des années, notre bande de Saint-Luc a eu comme lieu de ralliement l’immense terrain gazonné, et le plus souvent désert, de Villa Maria, où les soeurs semblaient tolérer, du moins de jour, notre présence étrangère.

Aujourd’hui, le domaine Villa Maria est à vendre. On estime, au bas mot, à des centaines de millions de dollars la valeur de ce terrain magnifique au flanc du mont Royal. L’école Villa Maria, qui n’offre désormais que le niveau secondaire, souhaite y poursuivre ses opérations. Vieillissantes, les soeurs de la Congrégation Notre-Dame ont déjà annoncé qu’une fois les besoins des dernières religieuses assurés, les surplus des fruits de la vente du terrain iraient au Fonds Marguerite-Bourgeoys, soutenant l’école publique. Trop peu, trop tard ?

Depuis mon adolescence, plusieurs cours d’école publique de Montréal ont été dotées de quelques arbres, voire d’un jardin. Mais subsiste toujours, d’un côté, un système d’écoles privées performant mais fermé aux réalités de la diversité sociale, de l’autre un système d’écoles publiques accueillant mais asphyxié sous les défis, la pénurie d’enseignants, les infrastructures inadéquates, le manque de soutien professionnel pour les élèves problématiques. Aveuglément, obstinément, l’école québécoise continue de ségréger les groupes sociaux, pour le malheur des uns et des autres. Les trous dans la clôture du domaine Villa Maria ont été réparés. C’est l’école secondaire publique anglophone Marymount qui occupe désormais le terrain d’à côté. L’accès à l’école privée demeure limité aux plus riches et aux plus performants. Tout reste encore à faire.

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