Petit éloge de la relationnabilité

Photo: Valérian Mazataud Montage Marin Blanc

Comme beaucoup de gens, j’ai été absorbée, avalée par la série Baby Reindeer, diffusée sur Netflix, qui montre l’obsession d’une femme cinquantenaire, Martha, pour un homme plus jeune. Richard Gadd, qui signe la série, y incarne le rôle du jeune piégé qu’il dit inspiré de sa propre expérience.

Un jour, Martha se rend par hasard au bar de quartier où Donny Dunn, l’alter ego de Gadd, travaille. Il lui offre un thé, ce qui ouvre la porte sur des mois où elle sera complètement obsédée par lui, l’inondant de courriers, de lettres, allant jusqu’à l’agresser sexuellement. Déplaçant les attentes genrées quant à la dialectique agresseur-agressée, c’est ici une femme qui poursuit un homme, et non un homme qui poursuit une femme. Martha est montrée comme vulnérable, pathétique. Tour à tour elle crée, chez l’homme qu’elle agresse comme chez les personnes qui regarderont la série, de la compassion, du dégoût, du découragement, de l’irritabilité. On pourrait arguer que l’émission, en ne diabolisant pas la criminelle tout en ne niant pas sa violence, cherche à défaire une vision manichéenne qui divise le monde entre les « gentils » et les « méchants » ; qu’elle montre toute la complexité de l’emprise psychologique, de même que l’impossibilité des voies traditionnelles de la justice d’en protéger les victimes. Pour Donny Dunn, humoriste obtenant peu de succès, cherchant en vain un public qui le comprendra, l’attention de Martha, toute déplacée et traumatisante qu’elle soit, vient jouer dans certaines failles creusées par son passé, et comble un instant son désir d’être vu et perçu.

Bien sûr, la série est fascinante. Bien jouée, bien rythmée, bien écrite, comme le sont beaucoup d’autres séries. Qu’est-ce qui en explique véritablement le succès ? On dit qu’elle est en passe de devenir une des séries les plus populaires de tous les temps sur Netflix. Quand les objets culturels deviennent de tels phénomènes, ils font davantage que proposer une histoire efficace : ils font écho aux besoins du moment de la psyché collective. À l’heure où la planète est à feu et à sang, où les étudiants et étudiantes du Canada et des États-Unis se font trahir par les universités où ils et elles paient leurs droits de scolarité, leurs dirigeants appelant la police pour les faire sortir des campements de fortune qu’ils ont érigés pour signifier leur soutien au peuple palestinien, pendant que l’été au Québec s’annonce tout sauf festif, entre la crise du logement qui touche de plus en plus de personnes et les grandes chaînes d’épicerie qui enregistrent des profits records engendrés par des aliments aux prix artificiellement gonflés, que dit notre fascination collective pour Baby Reindeer ? L’émission nous amène dans les tréfonds de l’intimité des personnages. Elle montre la corde raide qui parfois sert de liens, même forcés, entre les êtres humains. Surtout, la détresse des personnages révèle, autant pour Donny Dunn que pour Martha, une solitude assoiffée de relations humaines.

Ce besoin, qui peut être parfois si difficile à admettre, d’être perçu, voire d’être choisi par d’autres personnes, qui nous fait parfois sombrer lorsqu’il n’est pas comblé, est ce que montre sans fard Baby Reindeer. Alors que la violence étatique, à la fois locale et internationale, veut que l’on demeure confinés dans un individualisme néolibéral, que nier l’interdépendance et l’égalité intrinsèque des êtres humains est, au fond, ce qu’autorisent le colonialisme de peuplement et l’impunité, Baby Reindeer vient rappeler qu’il faut prendre soin de notre besoin d’être vu, regardé et compris. Dans un tel moment de crise, la perversité nous apparaît comme une soupape, car nos relations sont tordues par un réel aux allures dystopiques. Peut-être que le rôle d’une telle série est de nous rappeler qu’il faut entretenir nos relations de façon saine, réciproque, dans l’écoute et le consentement. Car sinon, le pire adviendra. Autant dans nos vies intimes qu’à l’échelle planétaire.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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