Marcher droit

Photo: Valérian Mazataud Montage Marin Blanc

L’espace public répond aux mêmes dogmes que le reste du monde : il est régi par des principes inégalitaires, souvent sexués. La plupart des femmes du monde partagent l’expérience de se faire agresser verbalement, d’être sexualisée par le regard d’autrui de façon parfois particulièrement violente lorsqu’elles marchent dans la ville. Personnellement, j’ai commencé à me faire apostropher par des hommes (souvent du triple, voire du quadruple ou du quintuple de mon âge) quand j’avais 10 ans. En vieillissant, me faisant de moins en moins aborder, j’ai souvent eu l’impression que ce qui excitait les hommes quand j’étais petite, c’était la naïveté qui émanait de moi. Ils sentaient la proie et accouraient.

J’ai quitté ma petite ville ontarienne pour Montréal ces derniers jours, un séjour éclair pour participer à une conférence. Voir Montréal qui retrouve ses aises à la chaleur de l’été était une expérience intéressante. En 24 heures, je me suis fait aborder deux fois dans le métro par des hommes. Je les ai chassés rapidement, légèrement irritée (est-ce que je peux écouter ma musique tranquille, SVP), pas du tout menacée. Alors que je marchais au centre-ville, une femme qui travaillait dans la construction d’un pan de trottoir avait décidé de saluer tous les passants, et j’ai été touchée de sa diligence. Quand je suis passée devant elle une deuxième fois après avoir fait des courses, elle m’a dit « bonne journée, ma belle » au lieu du « bonne journée » de la première fois ; cela m’a rappelé ce que j’ai toujours aimé aux États-Unis, ces dames que je croisais dans un contexte de service à la clientèle, qui m’appelaient honey ou sweetie, un regard bienveillant, affectif et en même temps un peu anonyme. En marchant vers la gare où j’allais prendre le train pour revenir chez moi, c’était justement à cela que je pensais, à ce que les grandes villes, où je ne vis plus désormais, engendrent comme vivre-ensemble, parfois forcé et désagréable, et parfois étonnant et léger.

Je tirais ma petite valise sur roulettes lorsque j’ai croisé un groupe d’une quinzaine de personnes dans la rue. Ils prenaient tout l’espace. Les contourner m’aurait demandé d’arrêter de marcher, de changer de direction. Je me suis immobilisée. J’ai attendu qu’ils s’écartent de quelques centimètres pour me laisser passer. Ça me paraissait la politesse la plus élémentaire qu’un groupe de personnes imposant cède son passage à une personne seule tirant une valise. De surcroît, cela fait des années que je m’inspire d’articles scientifiques montrant, depuis les années 1970, que le partage des trottoirs est genré. Les femmes prennent moins de place dans l’espace urbain, se font plus souvent bousculer et doivent alors céder le passage : quand une femme croise un homme, statistiquement, c’est presque toujours elle qui se pousse pour laisser monsieur avancer, droit devant. Contrairement à ce que ma socialisation m’a enseigné, je ne cherche plus à me faire démesurément petite dans la ville. Alors, devant ce groupe, je ne me suis pas tassée.

Ne pas systématiquement céder le passage m’a déjà valu des petits regards courroucés ou interrogateurs, mais rien de bien majeur : je continue à donner la priorité aux personnes âgées, à celles en situation de handicap. Le gros bon sens. Or, cette fois, ça ne s’est pas passé doucement : une des femmes du groupe a commencé à me hurler dessus. L’homme qui a dû faire un pas à gauche pour que je puisse continuer mon chemin m’a dit « ça va pas, ça va pas », comme si je venais littéralement de lui cracher au visage. J’ai eu un peu peur, je ne l’ai pas regardé, j’ai continué mon chemin. Parfois, les petites dissidences créent des résultats insoupçonnés, sont plus politiques qu’on le croit.

Je n’avais rien fait de mal, mais, pour le dire avec Lori Kern dans Ville féministe, « une fois construites, nos villes continuent de façonner et d’influencer les relations sociales, les relations de pouvoir, les inégalités, et ainsi de suite ». Moi, jeune femme à la peau brune, tout habillée de jeans, croisant des personnes l’air friqué, j’aurais sans doute dû, selon des normes auxquelles je ne souscris pas, leur laisser toute la place pour que restent inchangées les relations de pouvoir. Je me suis dit : pour eux, je suis sans doute la bonne à tout faire, la fille qui lave leurs bobettes, pas celle qu’on laisse passer. À peine une humaine. Or, j’ai appris que moi aussi, dans la ville, j’ai le droit de marcher sans me fendre en quatre. De marcher droit devant moi.

À voir en vidéo