L’angle mort du Québec
Nous sommes arrivés avec nos bateaux, nos papiers et nos crayons, nos fusils et notre eau-de-vie. Nous avions de grands projets de commerce, d’évangélisation et de colonisation.
Amérique, nous voici. Nous apportons avec nous l’histoire, puisque celle-ci commence par l’écriture, comme l’évoquait l’historien Éric Bédard tout récemment, au sujet de l’ouverture prochaine d’un nouveau Musée national de l’histoire du Québec. Et qu’ici, la culture des Premières Nations, qui s’était transmise sur le territoire depuis des millénaires, de génération en génération, était de tradition orale.
En fait, cette « tradition orale » était une culture complexe et riche, et une façon unique d’habiter ce territoire où Jacques Cartier et ses hommes mettaient le pied pour la première fois.
« Nutshimit, tu m’as donné ma langue, l’innu-aimun », dit la poétesse innue Joséphine Bacon.
Nutshimit, pour les Innus, c’est le territoire où l’on trouve de quoi se nourrir, se loger et se soigner, où la langue dit où il faut aller et ce qu’il faut faire. C’est l’espace qu’on leur a confisqué en les sédentarisant et en les mettant dans des réserves, dans la foulée de la Loi sur les Indiens.
Dans ce territoire qu’on appelle aujourd’hui Québec, les rivières, les lacs, les montagnes, les forêts ont porté des noms autochtones. Avant l’arrivée des Blancs, ces terres ne connaissaient pas la propriété privée, mais les différentes nations défendaient des lignes de trappe, des territoires de chasse et de pêche.
Pour nommer son premier établissement, Champlain a glané un mot autochtone, Québec, « là où le fleuve rétrécit ». À l’époque, le mot ne nommait pas une nation, il désignait un paysage.
L’anthropologue Serge Bouchard a relevé l’indifférence et le mépris dans lequel les explorateurs français ont tenu les peuples autochtones qu’ils ont trouvés sur leur chemin. Dans son dernier livre, Ils étaient l’Amérique, il écrit, au sujet de Jacques Cartier et de ses premiers rapports avec les Autochtones : « Le capitaine breton ne cherche pas l’amitié ou les douceurs du commerce, il cherche des royaumes remplis d’or, et, dans l’immédiat, il se soucie de mesurer les forces du village de Stadaconé, bien plus que son hospitalité. » Plus loin, au sujet de Samuel de Champlain : « Champlain n’a jamais appris une langue amérindienne », c’est « un reproche bien mérité à l’endroit d’un homme qui aura passé presque trente ans au pays ».
J’ai lu les fabuleux Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu, de Serge Bouchard, comme on entre au seuil d’un monde insoupçonné. Retranscriptions d’interviews réalisées avec un chasseur innu vieillissant en 1971, ils racontent la vie d’un chasseur nomade, où tout tournait autour de la valeur sacrée de la nature. J’ai été renversée par la scène finale du Journal de Knud Rasmussen, film de l’Inuit Zacharias Kunuk, où un shaman inuit dit adieu aux esprits des animaux qui l’ont jusque-là guidé spirituellement, pour se tourner vers le christianisme. Dans son roman Sanaaq, l’Inuite Mitiarjuk Nappaaluk, qui n’était jamais allée à « l’école des Blancs », a traduit la réalité inuite en alphabet syllabique, accompagnée par un missionnaire. Racontant le premier contact avec les Blancs, qu’elle appelle les Qualunaat, ou Grands Sourcils, son personnage dit : « Comme ça fait plaisir qu’ils viennent s’installer au pays. Il va y avoir ici des Grands Sourcils. »
Les codes et les références autochtones étaient à un monde des nôtres, et nous n’avons jamais vraiment cherché à les comprendre. Aujourd’hui, les Autochtones doivent passer par nos systèmes d’écriture pour se faire entendre et les transmettre. Entre-temps, sur la pointe des pieds, sous l’effet de la colonisation, de très nombreux éléments de ces cultures ont disparu. Ils sont tombés dans l’angle mort de l’histoire de notre Conquête.
Il aura fallu 500 ans à l’Église catholique pour répudier « la doctrine de la découverte ». Accompagnée de la notion de Terra nullius (terres vacantes), cette doctrine permettait la saisie de territoires d’Amérique, qui, selon eux, n’appartenaient à personne. L’Église l’a officiellement rejetée en mars 2023.
Dans la série Laissez-nous raconter, produite par Radio-Canada, racontant l’arrivée de Jacques Cartier à Gaspé, en 1534, le Micmac Quentin Codo dit : « Nous avons découvert des gens malades à bord d’un navire, perdus et affamés. Nous les avons secourus parce que c’est ce que nous sommes. Nous ne sommes pas des sauvages. » À notre tour maintenant, dans un Musée national de l’histoire du Québec ou ailleurs, de les reconnaître à leur juste valeur.