«Soeurs. Pour une psychanalyse féministe», #MeToo sur le divan

La psychanalyste et autrice Silvia Lippi à l’UQAM. Elle se réclame de l’hystérie collective, mais pour en renverser les stigmates.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La psychanalyste et autrice Silvia Lippi à l’UQAM. Elle se réclame de l’hystérie collective, mais pour en renverser les stigmates.

Oubliez le symbole phallique et l’envie du pénis comme référence psychanalytique universelle. L’inconscient collectif défini par la psychanalyse peut désormais s’organiser en une communauté sororale, féminine, sans référents à l’univers masculin. C’est ce que défendent la psychanalyste Silvia Lippi et le philosophe Patrice Maniglier dans leur récent essai Soeurs. Pour une psychanalyse féministe.

En créant un réseau transcendant les frontières, le mouvement #MeToo a permis aux femmes de valider leurs expériences sans passer par l’approbation des hommes, avancent les auteurs. Cette sororité, inclusive et nouvelle, pourrait favoriser l’émergence d’une approche psychanalytique renouvelée, ou plutôt recommencée.

« Notre geste est sincère, c’est-à-dire qu’on ne fait pas de la déconstruction, on ne déconstruit pas la psychanalyse, comme ça serait le cas pour une critique un peu extérieure », dit la psychanalyste Silvia Lippi, de passage à Montréal.

Elle précise d’ailleurs que leur approche reprend les thèmes et les mots chers à la psychanalyse.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir «Il ne faut pas oublier que l’hystérie est à l’origine de la psychanalyse», rappelle Silvia Lippi.

« Nous utilisons des termes qui sont centraux dans la psychanalyse de tous les temps, comme les traumatismes et les symptômes, et les liens collectifs, les liens sociaux qui ont été utilisés dans la psychanalyse », dit-elle.

Cependant, dans l’approche qu’ils défendent, les femmes cessent d’être isolées, au sein d’une société « capitaliste » où le symbole phallique représente « la loi », dit-elle, un monde défini par Jacques Derrida comme « phallogocentré ». Quant à elle, la sororité relie les femmes, les hommes et les queers en un réseau qui n’emprunte rien aux symboles masculins.

La fin de l’isolement

Silvia Lippi a entamé cette réflexion sur la sororité dans sa pratique, où elle a notamment traité des patientes qui ont lancé le mouvement #MeToo en France. « Ce sont mes patientes qui m’ont beaucoup initiée. […] Je me suis rendu compte de l’effet qu’il y avait lorsque d’autres personnes intervenaient dans ce mouvement. C’était une façon très particulière de ne pas être seule. Ça, c’est super important. »

« Je le vois aussi dans les analyses, dans le ressenti des gens. Ces gens sont touchés par cette nouvelle manière », poursuit-elle, et se demandent par exemple « comment je vais être un homme » dans ce contexte.

La sororité entourant #MeToo, poursuit-elle, n’emprunte pas les mêmes codes que les groupes féministes, qui sont « rangés et organisés, on pourrait même dire de façon phallique ».

Notre geste est sincère, c’est-à-dire qu’on ne fait pas de la déconstruction, on ne déconstruit pas la psychanalyse, comme ça serait le cas pour une critique un peu extérieure.

Loin de ces féministes « rangées », les auteurs ont choisi pour guide, dans leur réflexion sur le recommencement psychanalytique, la très subversive Valérie Solanas, « schizophrène, femme, lesbienne, criminelle, figure encore assez méconnue en dehors des milieux militants féministes, une vagabonde qui a vécu dans la solitude et la misère toute sa vie », écrivent les auteurs. En effet, cette femme, victime d’agressions dans son enfance, a poursuivi des études brillantes en psychologie bien qu’elle ait « vécu une grande partie de sa vie dans la rue, en mendiant et en se prostituant, sans que jamais cette vie aux marges de la société l’éloigne de l’écriture. Elle est décédée [en 1988] d’une pneumonie à l’âge de 52 ans. Sa mère a brûlé après sa mort ses biens et ses manuscrits ».

Valérie Solanas a par ailleurs été condamnée à trois ans de prison et de soins psychiatriques pour avoir tiré sur Andy Warhol, parce que, semble-t-il, l’artiste avait perdu le manuscrit de sa pièce de théâtre, Up Your Ass, qu’il devait mettre en scène.

Ce passage à l’acte, poursuivent les auteurs, n’est pas en lien avec le discours radical sur la sororité maintenu par Valérie Solanas. « Nous ne justifions pas l’acte criminel de Solanas, mais nous réclamons le droit de parler de sa pensée sans être immédiatement soupçonnées d’être complice d’un acte criminel », écrivent-ils.

Ce qui les séduit, c’est le concept d’une sororité radicale, dans la pensée de Solanas et de son SCUM Manifesto. « Celle-ci littéralise l’idée d’une autonomie du féminin par rapport au masculin : il faut éliminer les hommes… […] Rigole-t-elle, est-elle sérieuse ? Nous verrons qu’il n’y a pas de réponse à cette question parce que le régime de vérité propre à ce discours est proprement psychotique, il est indécidable », écrivent-ils.

Or, le délire est un inconscient à ciel ouvert, pour les analystes.

Hystériques et historiques

En entrevue, Silvia Lippi ajoute que les détracteurs du mouvement #MeToo ont utilisé le terme d’hystérie collective pour le désigner. Or, Lippi se réclame de l’hystérie collective, mais pour en renverser les stigmates. Cette sororité est non seulement hystérique, mais aussi historique.

« Il ne faut pas oublier que l’hystérie est à l’origine de la psychanalyse », rappelle-t-elle.

Si elle arrive à comprendre que les patientes de Freud aient été traitées d’un point de vue strictement masculin, dans le contexte de la société victorienne, elle est moins tolérante à ce sujet envers Jacques Lacan.

« Quand Freud parle du pénis, en quelque sorte, il a raison. Née femme à l’époque de Freud et de l’époque victorienne, une petite fille pouvait désirer avoir un pénis parce qu’elle voyait son frère qui pouvait jouer, qui pouvait faire des études », dit-elle

Chez Lacan, ajoute-t-elle, c’est beaucoup moins compréhensible. « On oublie parfois que Lacan avait analysé beaucoup de féministes et qu’il n’en a jamais rien tiré, pour dire les choses comme il faut. »

Loin de réprimer l’hystérie, les auteurs l’accueillent comme un grand symptôme libérateur.

« L’hystérie collective est notre grand symptôme sororal, ce qui nous lie, femmes, en dehors du monde des hommes », écrivent-ils. Puis, plus loin, « nous sommes fières d’être hystériques. Car nous savons que c’est par là que nous devenons historiques, c’est-à-dire que nous inventons un monde entier fait à nos couleurs, c’est-à-dire fait des symboles de nos propres traumas, entre lesquels nous pouvons enfin circuler sans être rivées à vos fantasmes, à vos jouissances, à vos sages conseils, censés contenir notre propre fureur. »

Soeurs. Pour une psychanalyse féministe

Silvia Lippi et Patrice Maniglier, Seuil, Paris, 2023, 352 pages

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