«Smashed2»: des oranges, des melons, des femmes
Il y a, à la gauche de l’ordinateur où s’écrit cette critique, une orange. Une des cinquante, peut-être soixante oranges qui servent dans Smashed2 de balles de jonglerie. Une rescapée qui n’a pas fini comme ses soeurs et les sept melons d’eau écrapoutis en finale sur la scène. Après un passage au Diamant de Québec, le groupe Gandini Juggling, de Grande-Bretagne, un habitué de Montréal complètement cirque, inaugurait le festival avec son spectacle au ton vintage et swing, qui rend un hommage (trop ?) clair à Pina Bausch.
Sept femmes en petite robe noire et deux hommes en complet-cravate aux cheveux gominés forment une ligne défilante, en jonglant et en faisant de gentilles steppettes de chorus girls, époque swing. On reconnaît tout de suite l’inspiration Pina Bausch dans ce début ficelé.
La jonglerie permet d’habiter et de rythmer, par les points orange qui montent et retombent, tout l’espace du ciel de scène, avec une légèreté et une vivacité uniques.
Habituellement, pour danser là-haut, il faut des portés ou des décors, ou, comme en cirque, des agrès, plus lourds visuellement et techniquement.
Les musiques s’enchaînent, fortes d’évocation — du vieux swing, de Roy Orbison, de l’opéra, de l’Ennio Morricone de Le bon, la brute et le truand.
Pratiquement tous les tableaux sont collectifs : le travail se fait en équipe, quasi toujours en ligne ou en petits sous-groupes. Ce qui permet au public de voir à l’oeuvre des artistes excellents qui brillent plutôt en maillons de chaîne — chose qu’on voit rarement au cirque, où la présence spectaculaire, solaire et soliste est valorisée.
Les interprètes sont solides. Le spectacle est rodé. Certains tableaux sont forts — la « machine humaine à créer un jongleur », par exemple. Mais les metteurs en scène, Sean Gandini et Kati Ylä-Hokkala, usent leurs effets. La même machine humaine, refaite en douceur autour de Yu-Hsien Wu, n’opère alors plus.
La succession de musiques finit par ressembler à une playlist poussive sur l’émotion. L’hommage à Pina Bausch ressemble à de l’imitation, sans réinvention. L’oeil se fatigue des lignes et des sous-groupes, des répétitions de forme.
Dans les couilles
« Dance ! » hurle Francesca Poppi Mari en première partie du spectacle, à la fin de son solo narquois. « Dance ! It’s a dance show ! » Il y a pourtant finalement là peu de chorégraphies. On travaille avec quelques seuls mouvements, individuels comme collectifs. L’espace est peu exploré, peu composé. Le choix d’éviter toute utilisation formelle des balles — on pense au travail fait avec le ping-pong dans Speed Glue, de Simon Grenier-Poirier et Dorian Nuskind-Oder — coupe beaucoup de possibilités.
Smashed2 propose aussi un drôle de féminisme. Sept femmes, deux hommes : pourtant on ne voit qu’eux, et même si leurs rôles sont ceux de lourdauds, ils sont plus présents et plus définis que ceux des femmes.
En dernière partie, quand les interprètes se lancent dans une sauvagerie et un éclatement, la libération et la jouissance qui pourraient naître chez le spectateur ne suivent pas. Ce qui est mis en scène comme une bacchanale vengeresse repropose une lecture d’hystérie trop facile — à cause du hiatus d’écriture.
Ce n’est visiblement pas parce qu’on mime des coups de pied dans les couilles ou qu’on évoque les menstruations qu’on se détricote du patriarcat, surtout quand on a laissé auparavant, tout au long, les rôles les plus solides et les plus présents aux hommes.
Smashed2 est une suite de Smashed (2010), fait avec des pommes, qui a énormément tourné. De ce premier opus, la critique du Guardian Lyn Gardner disait en 2012 : « Le spectacle semble avoir besoin d’une plus grande variété de rythmes et de tons pour soutenir l’intérêt dans la durée, même si l’on y trouve plein de touches d’ironie. »
Alors qu’il ne reste, à côté de l’ordinateur, que l’écorce et l’odeur d’orange, comme celle qui se dégageait de la scène hier à la sortie des spectateurs, on s’étonne qu’exactement les mêmes critiques s’appliquent aussi à Smashed2. Les racines du travail sont intéressantes. Gandini Juggling gagnerait à faire mûrir son écriture scénique, qui s’écrase au fil de la pièce en se contentant de facilités, soient-elles efficaces.