Quand l’embourgeoisement menace le cocon douillet d’une maison de type «shoebox»

Marilou L. devant sa maison de type «shoebox» dans Parc-Extension
Photo: Adil Boukind Le Devoir Marilou L. devant sa maison de type «shoebox» dans Parc-Extension

Êtes-vous bien chez vous ? Ou rêvez-vous de déménager ? En pleine crise du logement, Le Devoir a fait appel aux récits de lecteurs, qui seront publiés au cours de l’été. Des locataires en ont assez de cohabiter avec des souris. Mais ils se battent pour conserver leur place dans une petite maison de Parc-Extension.

Marilou L. nous accueille dans la petite maison de type shoebox qu’elle partage avec deux colocataires dans le quartier Parc-Extension, à Montréal. Le décor est chaleureux, mais la locataire vit des hauts et des bas depuis son arrivée dans cette maison, il y a trois ans. Le bâtiment souffre manifestement d’un manque d’entretien. Et les relations avec le propriétaire sont difficiles.

L’étudiante à la maîtrise en études littéraires, qui travaille aussi dans une librairie, nous fait visiter son chez-soi. Du duct tape bouche un trou au plafond de la salle de bains. Des moisissures tapissent la paroi d’une armoire et le seuil de la porte de la cuisine. Le mur de briques à l’arrière du bâtiment se décompose tranquillement.

La maison est humide, mal isolée, et coûte une fortune à chauffer. Les locataires ont dû porter plainte à la Ville pour combattre une infestation de souris. Les bestioles entraient par un carreau manquant dans le plancher de la cuisine. Pour toutes ces raisons, le loyer est relativement bas par rapport au marché locatif de Montréal (1030 $ par mois).

Compte tenu de la difficulté à se loger à Montréal, Marilou et ses colocs ont décidé de faire leur nid dans la shoebox. Les trois locataires, des personnes queers, ont trouvé le bonheur dans ce cocon où chacun peut être soi-même. L’endroit dégage une impression de calme et de paix. Une banderole de drapeaux arc-en-ciel, des broderies rigolotes et une bibliothèque garnie d’ouvrages féministes et queers trônent dans le salon.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Une banderole de drapeaux arc-en-ciel est accroché comme décoration

Dans la grande cour arrière munie d’une terrasse, on entend les oiseaux chanter. Il y a une corde à linge, un vieux cabanon, un potager. Un couple de retraités grecs, voisins de ruelle, vient cueillir ici le nécessaire pour cuisiner des feuilles de vigne farcies.

« À travers les années, nous avons su cultiver un espace bienveillant où nous recevons fréquemment nos ami.es et organisons des événements queers (brunchs, soirées jeux, visionnement des débats des chefs, groupes de discussion, etc.) », a écrit Marilou en nous invitant chez elle.

Menace de démolition

Elle accepte qu’on la photographie, mais demande qu’on ne révèle pas son identité. Elle craint que le fait de défendre ses droits lui nuise dans la quête d’un futur logement.

Les relations avec le propriétaire de la maison se sont envenimées. Martin B. (à qui nous accordons l’anonymat, comme à ses locataires ; il s’agit d’un pseudonyme) a acheté la vieille maison il y a une quinzaine d’années avec l’intention de la revendre un jour. Quand Marilou et ses amis ont signé un bail, en 2021, il les a avertis qu’il envisageait de vendre la maison dans la prochaine année et qu’ils devraient possiblement quitter le logement.

Photo: Adil Boukind / Le Devoir La maison de type «shoebox»

Marilou était épuisée, après une quête folle qui lui avait fait visiter entre 15 et 20 appartements, tous inadéquats. Elle a signé le bail malgré cette mise en garde. Un an plus tard, un investisseur a fait une offre d’achat. Il voulait démolir la maison pour construire plusieurs logements.

Pour cela, il fallait résilier le bail des locataires. Ils connaissent leurs droits : ils ont refusé en rappelant au propriétaire qu’ils gagneraient sans doute leur cause devant le Tribunal administratif du logement. La vente de la maison a échoué. Tout le monde est fâché.

« Ma relation avec cet espace est une relation d’amour-haine, dit Marilou L. Je suis fatiguée de devoir me battre avec le propriétaire, de ne pas savoir si j’aurai un toit sur la tête dans les prochains mois. Il nous a bien fait comprendre que nous étions des indésirables dont il souhaite littéralement se débarrasser davantage que des rongeurs. »

Bataille continuelle

Le propriétaire est découragé. Il dit faire de l’anxiété depuis la vente avortée de la maison. Il en veut aux locataires qui refusent de partir.

« Ils sont revenus sur leur parole. Ils se sont rendu compte qu’ils ont peut-être le droit de rester, finalement. J’ai perdu plusieurs dizaines de milliers de dollars à cause de leur mauvaise foi », dit Martin B. au Devoir.

Martin B. admet avoir négligé d’entretenir le bâtiment au cours des dernières années. « On ne va pas se lancer dans de gros travaux si la maison est pour être démolie éventuellement », affirme-t-il.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Des moisissures tapissent la paroi d’une armoire et le seuil de la porte de la cuisine.

Marilou L. n’a que faire des états d’âme de son propriétaire. Elle ne lui veut pas de mal, mais elle connaît la loi. Et la loi protège les locataires contre la vente de leur logement à un acheteur qui veut le démolir.

Cette stratégie de certains propriétaires est bien connue : ils laissent une maison se détériorer jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’à la détruire. Ils vous disent qu’ils vous jettent à la rue pour votre bien, pour vous empêcher de vivre dans un logement insalubre. Un promoteur achète le bâtiment et — puisqu’il faut le détruire — le remplace par des appartements vendus à gros prix.

Un secteur en transformation

Le quartier Parc-Extension, qui est parmi les plus multiculturels et défavorisés de Montréal, se transforme à grande vitesse. L’inauguration en 2019 du campus MIL de l’Université de Montréal, sur l’immense terrain vague à la frontière d’Outremont, a amené dans Parc-Ex des gens riches et instruits en quête de logements.

Les immeubles d’appartements surpeuplés d’immigrants grecs, indiens ou pakistanais cèdent la place à des appartements en copropriété — à 500 000 $ et plus, munis de « comptoirs de granit » et autres caractéristiques éminemment « branchées ».

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On appelle ça l’embourgeoisement. Les pauvres se font déloger par les riches. La shoebox qui abrite Marilou et ses colocs est sur la ligne de front de l’embourgeoisement. La propriétaire de la maison voisine, une dame de 71 ans qui vit à cet endroit depuis 1983, redoute elle aussi l’arrivée d’« investisseurs » obsédés par la construction de condos.

Photo: Adil Boukind Le Devoir Marilou a décidé à contrecoeur de quitter la «shoebox» à la fin de l’été.

« Je reçois beaucoup d’offres de gens qui veulent acheter ma shoebox, mais je ne vendrai jamais ! Où est-ce que j’irais ? » lance Kim Anh Ta, qui a fui le Vietnam en guerre dans les années 1970. Elle a l’impression de se faire chasser à nouveau, cette fois par les promoteurs immobiliers.

Elle détesterait que la petite maison d’à côté — où vivent Marilou et ses colocs — soit remplacée par un immeuble d’appartements en copropriété. Finie l’entraide entre voisins. Les jasettes, les sourires, la solidarité. La retraitée se souvient que tout près de là, dans la même rue, une maison a cédé la place à un « bloc de condos ». La voisine est décédée peu de temps après…

Marilou a décidé à contrecoeur de quitter la shoebox à la fin de l’été. Elle a trouvé un logement avec une autre amie, qui lui coûtera 200 $ de plus par mois, mais elle aura la paix d’esprit. Elle, la militante du mouvement queer, résistante contre le capitalisme et contre tous les systèmes d’oppression, est fatiguée. « À boutte. »

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