Se démener pour conserver son appartement quand la crise du logement frappe à la porte
Êtes-vous bien chez vous ? Ou rêvez-vous de déménager ? En pleine crise du logement, Le Devoir a fait appel aux récits de lecteurs, qui seront publiés au cours de l’été. Un retraité qui vit dans le même appartement depuis 28 ans se demande combien de temps encore il pourra demeurer dans son cocon.
Qu’est-ce que la qualité de vie ? Pour Jacques Lambert, c’est un appartement ayant du « vécu », au troisième étage d’un triplex dans le quartier où il a ses racines, à Drummondville. Les armoires de cuisine semblent sorties d’un film des années 1950. La baignoire à remous ne fonctionne pas : l’eau sort par les trous plutôt que de faire des tourbillons.
L’enseignant à la retraite se trouve quand même chanceux : il vit en paix depuis 28 ans dans ce logement de deux chambres (autrefois avec sa fille en garde partagée). Il connaît tous ses voisins. De son balcon, il entend les concerts, les mercredis, dans le parc de l’autre côté de la rue. Et les cris des enfants dans la cour d’école un peu plus loin.
La qualité de vie, c’est aussi une corde à linge. La lumière qui entre par les grandes fenêtres. Deux épiceries, une pharmacie, une bibliothèque, le CLSC, une friperie communautaire et des cafés à quelques minutes de marche.
Depuis trois ans, Jacques Lambert a découvert un autre attrait du quartier : le comité de défense des locataires, qu’il peut presque voir à partir de son salon. Il ne pensait jamais avoir besoin de l’aide d’un comité comme celui-là. Mais un jour, en 2021, la crise du logement a frappé à sa porte.
C’était un « grand six pieds » envoyé par la compagnie à numéros qui venait d’acheter le triplex. Jacques Lambert se souvient que le gaillard s’est planté dans le milieu de la cuisine.
« Il a commencé à me parler comme si j’étais son employé », raconte-t-il. L’émissaire de l’entreprise lui a remis un document non daté, signé « Propriétaire », et décrétant une hausse de loyer imminente de 100 $ — de 415 $ à 515 $ par mois.
C’était à prendre ou à laisser.
Le locataire perdait aussi l’accès à ses espaces de rangement au sous-sol et dans le garage de l’immeuble. Et il devait s’absenter de chez lui pendant deux jours, parce que des ouvriers viendraient installer un nouveau plancher à la grandeur de l’appartement.
« T’es comme pris. T’as un pitbull devant toi. Je savais qu’il y avait quelque chose de pas correct, mais j’ai signé le papier », dit Jacques Lambert.
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Un locataire « profiteur »
Il faut vous dire ici que cet ancien prof de français dispose d’un petit revenu de retraite. À un moment de sa carrière, il a fait une dépression, puis de l’anxiété, et il a commencé à travailler à temps partiel pour préserver sa santé mentale.
Revenons au document que lui a fait signer son propriétaire. Hausse de loyer de 100 $ par mois, et ainsi de suite. Jacques Lambert a vite regretté d’avoir signé le document, que Le Devoir a pu consulter. Avec l’aide du comité logement — auprès duquel il a dû insister pour être soutenu, étant donné qu’il n’a pas le profil habituel du locataire en détresse —, le retraité de 75 ans a envoyé à l’entreprise propriétaire une mise en demeure contestant la validité du document. Celle-ci est revenue sur sa décision.
« Un des propriétaires de la compagnie m’a traité de tous les noms. Il m’a dit que je suis un profiteur qui accapare le logement de familles démunies », raconte Jacques Lambert.
Il a contesté les hausses de loyer des années suivantes. Les augmentations ont quand même été importantes : il paiera 530 $ à compter du 1er juillet. Les relations avec le propriétaire se sont apaisées. Mais le locataire vit de l’anxiété. Il se demande combien de temps encore il pourra rester dans son havre de paix.
« Pour l’instant, c’est réglé. On va voir ce qui va se passer d’année en année », dit-il.
Il a appris qu’une des nouvelles locataires voisines paie un loyer presque deux fois plus élevé que lui. L’entreprise qui possède le bâtiment a acheté trois autres immeubles dans le secteur. « Il ne restera bientôt plus de pauvres dans la place. Je me demande où ils vont aller. »
Jointe par Le Devoir, l’entreprise propriétaire de l’immeuble a nié chercher à intimider les locataires. Elle n’a pas voulu commenter davantage la situation de Jacques Lambert.
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- Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Racines ouvrières
Le quartier Saint-Joseph, où le retraité a vécu la plus grande partie de sa vie, est le berceau de la vie ouvrière à Drummondville. L’ancien professeur nous montre des photos historiques en noir et blanc où l’on voit les deux usines de textile qui ont dominé le secteur durant presque tout le XXe siècle — la Drummondville Cotton Company (devenue la Dominion Textile) et la Celanese, établies après l’aménagement de deux barrages hydroélectriques sur la rivière Saint-François, il y a un siècle.
Le documentaire On est au coton, de Denys Arcand, évoque les dures luttes des travailleurs pour améliorer leurs conditions de travail. Le Front de libération du Québec avait même fait exploser une bombe dans la Dominion Textile durant la grève de 1966.
Bien avant ce conflit historique, Saint-Joseph était un village indépendant de Drummondville, où les ouvriers allaient s’installer parce qu’il n’y avait ni égouts ni électricité. Donc pas de taxes. Au fil des ans, les duplex et les triplex ont poussé. Un petit centre-ville s’est développé. Il y avait même un cinéma.
La famille Lambert a ses racines dans ce quartier populaire. Les parents de Jacques Lambert se sont mariés en 1943 à l’église dont on voit le clocher de son balcon arrière. Sa mère, une militante de la Jeunesse ouvrière catholique, a fondé la première popote roulante du coin.
Aujourd’hui, les usines ont fermé leurs portes. Une piste cyclable a remplacé la voie ferrée qui coupait le voisinage en deux. Le quartier est bien tranquille. Mais on entend une colère sourde qui gronde dans les duplex et les triplex des environs. La colère et l’anxiété de locataires qui se demandent combien de temps ils auront encore un toit.
Un retraité qui retourne au travail
Deux ans après avoir pris sa retraite, Sylvain Lambert s’apprête à retourner travailler. Cet ingénieur en électricité jouit d’un bon fonds de pension, mais il a besoin de revenus supplémentaires à cause de l’explosion du coût de la vie — et surtout du logement. « Mon retour au travail va venir combler les trous dans mon budget et celui de ma famille », dit ce jeune retraité de 63 ans.
Il a coupé dans les sorties, vendu sa moto, et lui et sa conjointe (qui continue aussi de travailler même si elle a l’âge de la retraite) envisagent de se débarrasser d’une de leurs deux voitures. Le couple paie un loyer de 2000 $ par mois, plus l’électricité, pour un grand cinq et demi à Sherbrooke.
Ils ont cherché pendant un an et demi une maison où emménager ensemble. Ils étaient prêts à payer jusqu’à 450 000 $. Après une quarantaine de visites et une dizaine d’offres d’achat qu’ils ont perdues en surenchère, ils ont baissé les bras. « On n’a pas les moyens d’acheter une maison. Le marché de l’immobilier est rendu fou. »
Ils croyaient avoir trouvé la perle rare à 289 000 $ en banlieue de Sherbrooke. Ils ont fait une offre à 346 000 $. Deux jours plus tard, les propriétaires avaient reçu une autre offre à 397 000 $. Il n’était pas question de faire une contre-offre, la maison ne valait pas cette somme, raconte Sylvain Lambert. Il regrette de n’avoir pas acheté une maison plus tôt, mais c’était difficile, parce qu’il se déplaçait constamment, au Québec et ailleurs dans le monde, pour son travail.
Le retraité s’inquiète pour sa fille de 30 ans qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. Elle travaille six soirs par semaine (pour la prime de soirée) dans le domaine de la santé, mais peine à payer son loyer de 1300 $ par mois. Endettée, elle est en processus de consolidation de ses dettes. Sylvain Lambert n’est pas rassuré par la ministre du Logement, France-Élaine Duranceau, qu’il trouve « déconnectée de la réalité » de la classe moyenne.