Eve Tagny: des jardins pour cultiver la mémoire
Pour comprendre comment les artistes d’ici façonnent la matière pour en extraire leur vision du monde, il faut aller à leur rencontre. Mise en lumière est une série de portraits qui paraît chaque fin de mois. Des incursions dans l’univers de créateurs qui travaillent leurs oeuvres de manière inusitée, en retrait de l’actualité culturelle.
À la seconde où notre entrevue se termine, un mardi matin d’avril, l’artiste multidisciplinaire Eve Tagny apprend qu’elle est finaliste au prix Sobey 2024. Décidément, le vent tourne pour celle qui centre sa pratique sur la poétique et la politique des jardins et de la terre depuis une dizaine d’années. Après avoir remporté le Prix en art actuel MNBAQ à l’automne, elle multiplie performances et installations en puisant dans l’actualité et en adaptant son travail à chaque nouveau lieu d’exposition.
C’est ainsi qu’elle a recouvert de terre une salle du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) pour l’exposition consacrée aux cinq lauréates. Revisitant Paysages sans ornement, un corpus qu’elle avait présenté un an plus tôt à sa galerie torontoise, Cooper Cole, elle a accroché ses photos aux murs et a fait construire une imposante structure de bois qui marquait la zone recouverte de terre comme une digue archéologique. Au centre, des captations de ses performances jouaient en boucle sur deux écrans.
« Je me suis questionnée sur la valeur qu’on donne à la terre, d’un point de vue décolonial, résume l’artiste. Dans les vidéos, on voit des performances réalisées autour du campus MIL de l’Université de Montréal, que l’on associe à l’embourgeoisement du quartier Parc-Extension. Sur la structure de bois, des céramiques et d’autres objets affichent des informations sur le terrain qui a été acheté par la Ville de Montréal et sur les condos construits aux alentours. On dit que la Ville possède ce territoire, mais il n’a pas été cédé par les Autochtones. Je veux démontrer comment on s’approprie la terre et qu’on légitime cette appropriation avec des méthodes légales. »
L’approche d’Eve Tagny à la scénographie se veut aussi décoloniale : « Toute personne marginalisée a particulièrement conscience de son propre corps en public, de sa façon de naviguer dans les lieux publics. C’est pourquoi, au MNBAQ, j’ai créé une plateforme qui impose un parcours particulier dans l’espace. Et si je parle de propriété privée, je veux que ça se reflète dans l’expérience physique de l’oeuvre. »
Les jardins
Nombre d’installations de l’artiste, dont Gestes pour un jardin mnémonique, présentée au Musée d’art contemporain de Montréal en 2021, évoquent davantage les plantes et les jardins que la terre. Elle s’est tournée vers ces sujets après le suicide d’une personne qu’elle aimait dans un jardin de Johannesburg, il y a un peu plus de dix ans. « Cette mort-là était d’une violence extrême. Je ne comprenais pas comment continuer à vivre. Mais je suis allée dans le jardin, et j’ai appris à faire mon deuil, entre autres parce que le jardin, lui, continuait à vivre. D’autant que cet endroit ne s’inscrit pas dans une dichotomie mort-vivant. Il accueille toutes les phases de transformation de la vie en même temps. »
Les jardins prennent également une dimension politique dans son travail. « Ces lieux symbolisent toute la tension qui caractérise notre rapport à la nature. Ils renvoient aussi à des pratiques d’entretien et à nos désirs, comme avec nos corps. Ils incarnent parfois le contrôle et la coercition, voire des gestes violents, comme le fait de couper ou d’arracher des plantes. Je peux donc les incorporer à mon travail pour parler de violence coloniale, de mort ou de disparition, en plus du deuil. »
Son exploration des jardins s’est d’abord déclinée en images, avec le livre de photos et de poésie Lost Love, créé après le deuil qu’elle a vécu en Afrique du Sud. Eve Tagny s’est ensuite progressivement tournée vers l’installation et la performance. « La performance est venue d’un désir de m’intéresser au rituel. Dans mes premiers travaux, je réfléchissais au deuil ou à l’absence du langage. Ça m’a amenée à sonder l’expérience du corps. Et toutes les cultures afro dans le monde sont basées sur la performance. Dans la culture afro-américaine, ça a été une forme de survivance. On est toujours dans la performance, que ce soit dans le labeur ou dans l’espace public. »
Aujourd’hui, l’actualité politique nourrit plus que jamais sa pratique. Dans deux performances récentes, l’une au Swiss Institute de New York et l’autre au centre Optica, à Montréal, elle a cité une phrase d’Itamar Ben-Gvir, ministre d’extrême droite israélien de la Sécurité nationale, affirmant qu’Israël était « propriétaire » de Jérusalem. « Dans ces performances où je traitais du capitalisme comme d’un mythe, je voulais démontrer le caractère arbitraire des revendications de propriété sur la terre. Et je pense que les artistes, même ici, ont la responsabilité de s’exprimer sur ce qui se passe au Proche-Orient, parce que tout ce qu’on fait est politique. »