Quand la police est au banc des accusés

Nos journalistes d’enquête, Améli Pineda et Stéphanie Vallet, ont accompli un travail minutieux sur la surreprésentation des policiers québécois dans les infractions commises dans un contexte de violence conjugale ou sexuelle. L’absence de données probantes sur le phénomène et la culture d’impunité sont tout aussi dérangeantes que la souffrance des victimes, car elles pointent vers un problème de nature systémique.

Des policiers solidaires, même dans la criminalité, titrait Le Devoir. La démonstration d’unité dont les policiers font preuve lorsque l’un des leurs est accusé au criminel est révoltante. Même lorsque la victime présumée porte l’uniforme, ce dispositif pernicieux se met en branle pour saper la crédibilité ou pour décourager la plaignante. Une policière désignée sous le pseudonyme de Marie l’a appris à ses dépens, après avoir dénoncé son collègue pour agression sexuelle. « J’étais rendu la “snitch” du poste », dit-elle. Celle à qui on ne peut plus faire confiance, isolée, ciblée par les regards de haine ou de mépris.

Certains des comportements décrits frôlent l’intimidation des témoins, tel un barrage de policiers qui se mettent en travers d’une victime souhaitant parler à son avocat lors d’un procès. C’est le genre de manoeuvre que l’on attend d’habitude des membres du crime organisé, et elles seront vite dénoncées par les policiers et les officiers de justice. La liste des comportements dérangeants s’allonge : des policiers défendus aux frais du syndicat pour des crimes relevant de leur vie personnelle, des comportements toxiques de violence conjugale ou de contrôle coercitif réprimés par une tape sur les doigts, des usages abusifs et illicites de la base de données policière pour épier une ex-conjointe, une étrange impression, pour les victimes, de ne pas être prises au sérieux.

Il y a une expression pour décrire ces pratiques qui empestent la disparité de traitement. Nous sommes en présence d’une culture d’impunité policière qui nous renvoie à un problème sociétal fondamental. Les institutions de la société civile chargées de surveiller l’organisation policière et de réprimer les comportements fautifs sont incapables de briser le socle de la solidarité. Dans les pires cas, comme le révèle notre enquête, elles la renforcent en fabriquant l’équivalent d’un « brevet d’innocence » (une expression du regretté criminologue Jean-Paul Brodeur) pour les policiers fautifs.

Les gardiens de la loi et de l’ordre ainsi que leurs défenseurs vous diront que ce portrait est injuste et réducteur. La majorité d’entre eux s’acquittent de leur travail d’une manière admirable, dans un contexte toujours plus ingrat et exigeant, au péril de leur santé mentale. Leurs avocats et leurs représentants syndicaux vous diront qu’ils forment le seul corps de métier où un individu peut être traduit en justice au criminel, au civil, en déontologie policière ou en discipline interne pour des gestes commis dans l’exercice de ses fonctions ou dans sa vie privée, si cela est de nature à affecter le lien de confiance à leur égard.

Ils omettent de mentionner que leur rôle est unique dans une société basée sur la primauté du droit et le respect des libertés civiles. Détenteurs d’une arme et symboles de l’autorité, les policiers exercent un pouvoir qui touche à rien de moins que la vie et la liberté ! Il n’est pas anormal d’exiger un comportement exemplaire de leur part, sachant bien que nul n’est parfait. Nous devons au moins faire en sorte que l’arsenal des moyens de défense à la disposition des policiers et la solidarité toxique du groupe ne viennent pas entraver indûment la marche vers la justice et l’équité de traitement.

Oui, c’est une grosse commande. Pour y parvenir, la première étape est d’admettre qu’il ne s’agit pas de faits divers isolés et anecdotiques. Notre enquête revêt une dimension systémique, dans la mesure où la proportion de policiers accusés pour des crimes commis dans un contexte de violence conjugale ou sexuelle est deux fois plus élevée que dans la population en général. C’est un indicateur de détresse fort possiblement lié aux aléas du métier, mais cela n’excuse en rien la banalisation des crimes. Les organisations policières devraient à tout le moins saisir l’occasion pour raffermir à la fois leurs programmes de soutien aux policiers en détresse et de prévention des inconduites.

Les organisations policières et le ministère québécois de la Sécurité publique ne se donnent même pas la peine de colliger des statistiques à ce sujet. Ce vide a été dénoncé par les partis d’opposition à l’Assemblée nationale au lendemain de notre enquête. Le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, refuse de se prononcer. Comme l’a fait remarquer la porte-parole du Parti libéral en matière de sécurité publique, Jennifer Maccarone, ignorer ou nier un problème n’aide en rien pour le régler.

Le ministre Bonnardel a peut-être besoin de temps pour se faire une idée, mais il ne pourra pas éluder ce problème. Il est ici question d’un actif précieux et fragile : le lien de confiance du public à l’égard de la police.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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