Des chasseurs de génocidaires confrontés aussi à la fuite du temps

Le 20 août 1994, un enfant rwandais traversait le pont qui relie Cyangugu, dans la «zone de sécurité» française, au sud-ouest du Rwanda, et le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) avec sa famille.
Photo: Hector Mata Archives Agence France-Presse Le 20 août 1994, un enfant rwandais traversait le pont qui relie Cyangugu, dans la «zone de sécurité» française, au sud-ouest du Rwanda, et le Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) avec sa famille.

Dimanche matin à 10 h, le temps va suspendre son vol au-dessus de Kigali, au Rwanda, pour commémorer le génocide des Tutsis et des Hutus modérés qui, il y a 30 ans exactement cette année, a fait basculer le pays dans l’enfer. Et Alain et Dafroza Gauthier vont être là pour en témoigner.

« Ce 7 avril marque un anniversaire comme nous en vivons un chaque année, mais sans doute avec un peu plus de solennité en raison du chiffre rond », laisse tomber à l’autre bout de la vidéoconférence Alain, qui depuis trois décennies, avec sa femme, consacre son temps à la traque et à la poursuite devant les tribunaux de génocidaires rwandais.

« Nous allons écouter la parole de ceux qui ont quelque chose à dire, mais surtout être en communion avec ceux qui ne sont plus et avec ceux qui sont encore là, qui ont survécu et qui continuent de se battre avec leurs démons », ajoute Dafroza, depuis la capitale du Rwanda où Le Devoir a joint le couple cette semaine.

Photo: Steve Terrill Archives Agence France-Presse Des photos de victimes étaient accrochées au Mémorial du génocide de Kigali, à Kigali, en avril 2012.

30 ans après l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, déclencheur d’un génocide qui a emporté, en 100 jours à peine, de 800 000 à 1 million de Rwandais dans une mort violente, les plaies sont encore vives. Même si Alain et Dafroza, surnommés les « chasseurs de génocidaires », cherchent minutieusement depuis 1994 à les panser en combattant l’impunité pour offrir justice aux victimes de la haine ordinaire et innommable de l’autre.

« C’est un travail long qui n’est pas terminé », dit Dafroza, en dressant le bilan de leurs années de traque : 35 plaintes déposées devant la justice française contre des Rwandais partis se cacher en France après avoir participé activement aux massacres de 1994, 7 génocidaires poursuivis, 6 procès qui se sont soldés par des condamnations allant de 14 ans de prison à la perpétuité… Et l’impression qu’il reste encore beaucoup à faire.

« Nous estimons à plus d’une centaine le nombre de personnes qui pourraient intéresser la justice », ajoute Alain en précisant que, de ce nombre, quelques-unes ont d’ailleurs trouvé refuge aussi au Canada. Il n’en dira pas plus, soulignant seulement qu’il « n’a pas les moyens de poursuivre les génocidaires en dehors du territoire français ». « Nous sommes en contact de manière informelle avec la communauté rwandaise du Canada qui est la seule, avec la justice de votre pays, à pouvoir faire des enquêtes sur ces individus, à documenter leur participation au génocide et à les déférer, au besoin, devant les tribunaux », ajoute-t-il.

Photo: Marco Longari Agence France-Presse Un garde se tenait le 29 septembre 2002 devant plus de 2000 prisonniers soupçonnés d’avoir participé au génocide rwandais, rassemblés dans le stade de Butare, où ils avaient été placés face aux victimes du massacre.

Le processus est long, complexe, fastidieux, reconnaît Alain, mais il est nécessaire pour aider les Rwandais à surmonter le traumatisme de la déshumanisation et de l’extermination froide et systématique des Tutsis et de leurs rares alliés hutus — qualifiés alors de traites par les génocidaires —, dans une tuerie de masse qui a soulevé l’indignation partout dans le monde et changé la trajectoire de ce pays. « C’est la seule chose que l’on peut offrir aux familles des victimes, même 30 ans plus tard, résume l’ex-enseignant à la retraite active qui, en 2001, a fondé le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, pour contribuer à traduire les auteurs de cette tragédie en justice. Ces gens ont perdu des membres de leur famille, dans l’indifférence la plus totale et lors de massacres indescriptibles. Le procès d’un génocidaire permet de nommer les victimes et, dès lors, de leur redonner leur dignité. »

« La recherche de justice, c’est aussi un combat contre l’impunité et l’oubli, ajoute Dafroza. Sans elle, on laisse libre cours aux négationnistes, à ceux qui, encore aujourd’hui, ont une idéologie génocidaire ancrée en eux et qui pourraient tirer profit d’une histoire qui n’est pas racontée à l’endroit, d’une histoire qui ne distingue pas correctement qui a fait quoi, qui n’identifie pas les bourreaux et les victimes. »

Crimes sans conséquences

Dans cette quête de vérité, en vue d’une réconciliation, le temps est désormais en train de devenir une nouvelle menace, souligne Alain. « Dans les années qui ont suivi le génocide, nous avons pris beaucoup de retard dans la chasse des génocidaires en raison du manque de collaboration entre le Rwanda et la France et d’un cadre judiciaire mal adapté pour y faire face, dit-il. Et ce retard ne peut plus être rattrapé », laissant ainsi, trois décennies plus tard, de nombreux acteurs de cette déferlante de haine toujours impunis.

« Parmi les cas que nous avons signalés à la justice française, deux personnes sont aujourd’hui décédées, poursuit Alain. Une autre vient de mourir, entre sa condamnation et l’appel qu’elle avait interjeté. Et d’autres génocidaires présumés pourraient ne jamais se retrouver devant les tribunaux en raison de leur âge et de leur sénilité. »

Photo: Yasuyoshi Chiba Archives Agence France-Presse Le Jardin de la mémoire a été inauguré en avril 2019, au Mémorial du génocide de Nyanza, où des milliers de personnes ont été tuées après avoir été abandonnées par les soldats de la paix de l’ONU.

La distance en train de s’installer entre ce génocide et le présent n’est d’ailleurs pas sans risques, estime Dafroza, particulièrement dans un pays très jeune où près de 70 % de la population a moins de 30 ans et n’a donc pas eu l’expérience directe avec la tragédie. « D’où l’importance de commémorer le génocide et d’éduquer sur sa naissance [en partie construit par les divisions ethniques imposées par le colonisateur belge au début des années 1930], pour s’assurer qu’une telle chose ne se reproduise », dit-elle.

À la veille des cérémonies qui se préparent, à Kigali mais aussi ailleurs dans le monde, à nommer l’horreur pour s’en éloigner, la chose semble d’ailleurs de moins en moins probable, croient les « chasseurs de génocidaires ». « Il y a lieu d’être optimiste, dit Dafroza, surtout quand on voit le chemin parcouru depuis 30 ans. En 1994, la société était plus bas que zéro, le pays puait la mort. Tout était détruit. »

En février dernier, la Banque africaine de développement a placé le Rwanda parmi les 20 économies mondiales qui devraient connaître la croissance la plus rapide en 2024. Onze sont sur le continent africain. Un dynamisme soutenu en partie par des réformes sociales, le rejet par l’état civil des divisions ethniques, une plus grande mixité… « Le pays a réussi à s’en sortir en se débarrassant des tares coloniales de son passé, dit Alain. Aujourd’hui. Il n’y a plus de Hutus ou de Tutsis. Nous sommes tous Rwandais. »

« Mais il faut rester prudent, ajoute Dafroza, dont une partie de la famille a péri durant le génocide. Transmettre la paix et le bien vivre-ensemble est aujourd’hui plus important qu’avant. Se souvenir, raconter, juger les criminels… c’est fondamental, mais sans jamais perdre de vue la triste vérité : même s’il faut espérer le meilleur, nous vivrons toujours dans un monde malade de sa violence. »

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