Reculs en cascade

On soulignait cette semaine le deuxième sombre anniversaire de l’arrêt Dobbs v. Jackson, de la Cour suprême des États-Unis, la décision ayant invalidé Roe v. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement depuis 1973. L’impact, véritable raz-de-marée, a été immédiat. Dans 13 États, des lois criminalisant l’avortement, parfois aussi tôt qu’à six semaines de grossesse, sont automatiquement entrées en vigueur.

Dans les heures et les jours ayant suivi Dobbs, il fallait écouter les reportages documentant les effets de cette révocation instantanée du droit à l’avortement dans les cliniques médicales, dans les groupes offrant des services aux femmes enceintes. Des médecins et des infirmières forcés de vider leur salle d’attente pleine de femmes suppliantes, de renvoyer chez elles des adolescentes à qui il n’était soudain plus possible d’offrir des soins. Les larmes, l’angoisse, les risques que les femmes étaient poussées à prendre pour mettre un terme à une grossesse. Les histoires d’horreur faisaient surface partout.

Depuis, la situation n’a fait que se détériorer, alors que 21 États ont interdit ou restreint le droit à l’avortement. De grands pans du pays sont désormais sous le coup de ces interdictions, forçant les femmes qui le désirent à traverser les frontières de plusieurs États pour obtenir un avortement. Par exemple, si une femme de la Floride désire ou doit recourir à un avortement chirurgical au-delà de la sixième semaine de grossesse, elle doit se rendre, au plus proche, en Caroline du Nord (avant la 12e semaine), ou alors en Virginie ou au Nouveau-Mexique.

Pour la majorité des gens, il n’est pas réaliste, on le comprend, de franchir des milliers de kilomètres pour recevoir ces soins. Les coûts liés au transport, à l’hébergement, au temps de travail perdu sont prohibitifs, si bien que les femmes pauvres sont démesurément affectées par ces interdictions.

Cela a forcément induit un changement dans les méthodes privilégiées pour mettre fin à une grossesse. Les prescriptions de pilule abortive, la mifépristone, ont explosé et constituent désormais la majorité des avortements. Ce virage a été facilité — et heureusement — par la Food and Drug Administration (FDA) qui, pendant la pandémie, a autorisé la prescription à distance de la mifépristone. En revanche, l’efficacité de la pilule se limite au premier trimestre et, sans surprise, les assauts du lobby antiavortement se multiplient pour tenter de limiter sa disponibilité.

Selon les données compilées par Vox, 19 États ont interdit la prescription à distance de la mifépristone et 14 autres exigent que la prise du médicament se fasse en présence d’un médecin. De plus, les contestations judiciaires de l’utilisation de la pilule abortive se multiplient. La Cour suprême vient tout juste de bloquer une tentative de restreindre l’accès à la mifépristone, mais les contestataires n’ont certainement pas dit leur dernier mot. L’avortement médical reste dans la mire des forces conservatrices, et les dernières années ont démontré qu’il existe de bonnes raisons de craindre tous les reculs sur le front de la liberté reproductive.

Par ailleurs, il est désormais clair que les effets néfastes de l’arrêt Dobbs s’étendent au-delà du droit à l’avortement. En effet, l’ère post-Dobbs, aux États-Unis, n’en est pas seulement une où les femmes sont privées du choix de mener ou non une grossesse à terme. Il s’agit aussi d’une ère où les soins de santé reproductive en général se sont considérablement détériorés.

Depuis juin 2022 et l’adoption de lois criminalisant certains actes médicaux, exposant le personnel de la santé à des conséquences graves, même les grossesses désirées et choisies sont désormais source d’incertitudes et d’inquiétudes. En cas de complications, de fausse couche, il n’est pas clair du tout où se situe le seuil en deçà duquel on privilégie le foetus au détriment de la vie de la mère. Les lois restreignant les pratiques abortives et les lois censées assurer la qualité des soins obstétriques se superposent et entrent parfois en contradiction.

Dans les États frappés par les interdits les plus sévères, il n’est pas clair à partir de quel moment les médecins peuvent intervenir lorsqu’une femme fait, par exemple, une fausse couche. Dans le doute, le personnel soignant s’abstient. Il en résulte que certaines femmes sont forcées de subir les conséquences, parfois graves et pourtant traitables, des complications d’une grossesse. Les histoires d’horreur se multiplient : des femmes renvoyées chez elles pour faire une fausse couche, hospitalisées au bout de plusieurs jours après avoir perdu une quantité dangereuse de sang. Des femmes forcées de mener à terme des grossesses alors que l’on sait que le foetus ne survivra pas après la naissance…

On observe aussi une tendance troublante à la judiciarisation de la grossesse. Au début du mois de juin, l’organisme Repro Legal Helpline, créé en 2018 pour offrir des informations juridiques en lien avec la grossesse (déjà, l’existence de ce service en dit long), rapportait avoir vu son nombre d’appels reçus exploser depuis 2022. Environ le tiers des appels reçus annuellement, souligne-t-on, sont faits par des personnes âgées de moins de 18 ans.

En soumettant le processus de gestation à des contraintes juridiques sévères, conclut Repro Legal Helpline, les exigences liées aux soins de santé ont été déclassées par la fonction carcérale du système de la santé. Évidemment, la judiciarisation de la santé reproductive touche démesurément les femmes, et encore plus les femmes pauvres et racisées.

Nous ne prenons pas encore toute la mesure de la restriction des droits et de l’autonomie des femmes déclenchée par Dobbs. Cette décision a ouvert une boîte de Pandore ; tous les reculs possibles sont désormais sur la table. Les assauts sont nombreux, l’offensive est financée et organisée. Or il serait naïf de croire que cette tendance s’arrêtera à notre frontière.

Chroniqueuse spécialisée dans les enjeux de justice environnementale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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