«Catarina et la beauté de tuer des fascistes», ou quand le théâtre se propage dans la salle
L’auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues avait déjà visité le Festival TransAmériques avec By Heart (2015), exercice aussi simple que beau, et Antoine et Cléopâtre (2017). Mais rien ne nous préparait à l’expérience, très différente, que constitue son ambitieux spectacle Catarina et la beauté de tuer des fascistes, que le FTA présente au théâtre Duceppe depuis dimanche soir.
Inquiet devant l’ascension des partis populistes d’extrême droite en Europe, le nouveau directeur du Festival d’Avignon a signé une fable sur ce qu’il nomme le paradoxe de la tolérance : doit-on tolérer les intolérants ? Ou la démocratie impose-t-elle de lutter aussi férocement contre ce qui la menace ?
L’étrange clan portugais que le créateur a imaginé dans cette pièce a pour credo qu’il « ne faut pas hésiter à faire le mal pour pratiquer le bien ». Héritiers du geste radical d’une arrière-arrière-grand-mère qui, en 1954, a vengé une ouvrière tuée dans une manifestation sous la dictature de Salazar, les membres de cette famille se réunissent une fois par an pour commémorer cette tradition : tuer un fasciste. C’est au tour de la benjamine d’être l’assassin désigné. Mais alors qu’elle va presser la détente, visant le député misogyne et homophobe qu’elle a kidnappé, le doute s’immisce en elle comme un « hôte indésirable » devant cet acte extrême. La dissidente va devenir la rebelle de cette famille rebelle.
Avec sa grosse prémisse et ces personnages qui, pour rendre hommage à la victime commémorée, s’appellent tous et toutes Catarina (ils portent d’ailleurs des jupes), ce spectacle empli de dérision fait d’abord souvent rire. Mais le texte, qui ne manque pas, à certains moments, de poésie, déploie aussi une construction astucieuse. Après le refus de la protagoniste, on a droit à quelques scènes très fortes, incarnées avec grande conviction par la distribution.
Et Catarina et la beauté de tuer des fascistes s’achève en véritable tribune politique. Après s’être tu — sinon par son regard terrifié — toute la pièce, l’otage, s’adressant au public, se lance dans un discours-fleuve insidieux, qui commence en parlant de liberté et dérive vers une attaque des minorités. Une interminable logorrhée qui a fini par provoquer une indescriptible réaction chaotique au sein de la salle, paraissant abolir, incroyablement, la différence entre la fiction et le réel. Même s’il était difficile de départager, parmi ceux qui chahutaient, les spectateurs qui se prenaient au jeu et ceux qui étaient vraiment outrés d’entendre de tels arguments sur scène, désireux de faire taire l’acteur / tribun.
Saluons l’impressionnante imperturbabilité du comédien Romeu Costa durant ce long morceau de bravoure. Et l’intelligence du créateur Tiago Rodrigues, qui teste ainsi notre propre capacité à tolérer l’intolérable, dans un spectacle étonnant qui illustre la force du théâtre.