Des professeurs de la TELUQ ont touché de 100$ à 135$ par étudiant inscrit à leurs cours
L’Université TELUQ a versé des centaines de milliers de dollars à la compagnie privée de deux de ses professeurs en éducation, sous la forme d’une redevance pour chaque étudiant inscrit dans des cours sur l’enseignement efficace.
Au total, la TELUQ a versé depuis 2011 plus de 280 000 $ au Groupe Proxima, une entreprise détenue par les professeurs en éducation Mario Richard et Steve Bissonnette. M. Richard est le professeur responsable des cours sur l’enseignement efficace. Son entreprise a reçu de 100 $ à 135 $ par étudiant inscrit dans ses cours.
Ce système, « ça a été comme une transition lors de leur arrivée à la TELUQ », a expliqué en entrevue le directeur de l’enseignement de la recherche de l’université, Marc-André Carle. Après des années de consultation au privé, MM. Richard et Bissonnette sont arrivés à la TELUQ en 2009 et en 2012, respectivement. Leur entreprise a conclu un contrat pour recevoir des redevances de la TELUQ en 2011.
La « transition » aura donc été étalée sur la quasi-totalité de la carrière des deux professeurs dans cette université, puisque les redevances ont pris fin en janvier 2024, en raison notamment de « la retraite annoncée des professeurs concernés en 2024 », a écrit au Devoir la directrice des communications de la TELUQ, Élisabeth Farinacci.
Sollicités pour cet article, les professeurs Bissonnette et Richard ont choisi de rediriger les questions du Devoir vers le service des communications de leur établissement.
De 100 $ à 135 $ par étudiant
Le Devoir a révélé au début du mois de juin que les professeurs Richard et Bissonnette sont aussi des partenaires d’affaires au sein du Groupe Proxima. Ce service d’« experts-conseils en éducation » vend des formations aux centres de services scolaires du Québec.
Le Devoir a, depuis, mis la main sur des contrats par lesquels la TELUQ s’engage à verser des redevances au Groupe Proxima.
Dans un contrat daté de juin 2011, l’entreprise de MM. Richard et Bissonnette fait valoir ses droits de propriété intellectuelle sur un programme de formation que la TELUQ veut diffuser et adapter au Canada. Le contrat de cinq ans prévoit que la TELUQ verse un maximum de 330 000 $ au Groupe Proxima, par le biais de redevances de 100 $ par étudiant inscrit à un cours sur l’enseignement efficace. À cela s’ajoute un versement de 10 000 $ à la signature du contrat.
Il s’agit d’ailleurs d’une pratique courante dans le milieu universitaire
Un autre « contrat de licence » obtenu par Le Devoir prévoit une redevance de 135 $ pour chaque étudiant inscrit à ce même cours sur l’enseignement efficace, pour un maximum de 165 000 $ sur cinq ans. En échange, le Groupe Proxima accorde « en exclusivité » pour cinq ans à la TELUQ « une licence de diffusion et d’adaptation » pour toute la Suisse d’un de ses programmes d’enseignement.
280 000 $ en redevances
Selon les chiffres fournis par la conseillère en communication et marketing Catherine Lévesque, la TELUQ a versé 280 433,14 $ en redevances au Groupe Proxima depuis 2011. L’Université a déboursé 220 674,29 $ pour « l’utilisation de la propriété intellectuelle dans des programmes de formation donnant des crédits universitaires ».
Elle a aussi payé 59 758,85 $ « pour l’utilisation de la propriété intellectuelle ou de la conception de cours dans le cadre de programmes de formation continue ». Ces derniers « ne donnent aucun crédit universitaire, sont autofinancés et ne reçoivent aucun financement public », a précisé Mme Lévesque.
Selon la TELUQ, ces redevances se comparent à celles versées par un éditeur à un auteur. « Il s’agit d’ailleurs d’une pratique courante dans le milieu universitaire », a fait valoir Élisabeth Farinacci. La façon de faire a néanmoins été exceptionnelle à la TELUQ. « C’est arrivé avec ces professeurs-là et ce n’est pas une pratique qu’on souhaite étendre », a affirmé Marc-André Carle en entrevue. Il a souligné que le Groupe Proxima ne touchait aucune redevance liée aux nouvelles voies d’accès rapides de la TELUQ vers la profession enseignante, à savoir la maîtrise qualifiante et les diplômes d’études supérieures spécialisées en éducation.
Des étudiants garantis par la TELUQ
Pour assurer les niveaux de fréquentation de ses cours sur l’enseignement efficace, la TELUQ a signé des ententes avec des organisations scolaires afin que celles-ci y inscrivent leurs employés. Dans deux cas relevés par Le Devoir, les représentants scolaires disent ne pas avoir été avisés du système de redevances lié à ces cours, ni même de l’existence du Groupe Proxima.
Début 2013, la TELUQ a par exemple conclu un accord avec l’école Kanatamat de Schefferville afin que celle-ci assume les frais d’inscription de ses enseignants qui voulaient suivre un cours sur l’enseignement efficace. Le contrat est signé par le directeur de l’école de l’époque, Donat Jean-Pierre, et l’ex-directeur de l’enseignement et de la recherche à la TELUQ Martin Noël. L’entente ne comprend aucune mention du Groupe Proxima ou d’un système de redevances. « Jamais entendu cette histoire, vous [me l’]apprenez », a écrit M. Jean-Pierre quand Le Devoir l’a sollicité pour cet article.
En janvier 2012, trois directeurs de la TELUQ — Raymond Duchesne, Martin Noël et Michel Umbriaco — ont signé un « protocole d’entente » avec Marc St-Pierre, alors directeur général adjoint de la Commission scolaire de la Rivière-du-Nord (CSRDN), située à Saint-Jérôme. La CSRDN — aujourd’hui un centre de services scolaire — devait garantir à la TELUQ l’inscription à un cours sur l’enseignement efficace « d’un minimum d’étudiants nécessaires pour couvrir la somme de 120 000 $ en frais de scolarité et d’inscription sur une période de trois années ».
L’envoi d’étudiants se faisait à coût presque nul pour la commission scolaire. La TELUQ exigeait des frais d’inscription de 378,88 $, mais remboursait ensuite 378 $ à la CSRDN afin qu’elle libère des conseillers pédagogiques.
Dans une annexe qui présente le cours, il est écrit que « le Groupe Proxima cédera à la TELUQ [des] droits d’utilisation » et que « cette cession de droits sera encadrée par une entente contractuelle formelle ». Pour répondre à la question lui demandant si les commissions scolaires étaient au fait du système de redevances, Mme Farinacci s’en est remise à ces mentions, en faisant valoir qu’il est « clairement mentionné [que] cette formation est développée dans le cadre d’une entente avec le Groupe Proxima ».
En entrevue, M. St-Pierre a dit avoir appris l’existence du Groupe Proxima dans un article publié par Le Devoir le 5 juin. « Il n’a pas été question de Proxima une seconde à Rivière-du-Nord », a lancé l’ex-directeur général adjoint. Bien qu’il n’ait pas été avisé des intérêts du Groupe Proxima, M. St-Pierre dit n’avoir « que de gros remerciements à faire à Steve », vu la qualité du travail qu’il a effectué dans ses écoles.
Même scénario en Suisse
En septembre 2012, MM. Bissonnette et Richard ont signé une Déclaration d’intérêt de la TELUQ dans laquelle ils s’engageaient à s’« abstenir de négocier avec des tierces parties sur toute question concernant [le Groupe Proxima] pour la durée du contrat liant Proxima inc. à la Télé-université de façon à éviter d’entrer en conflit avec les intérêts de cette dernière ».
Trois mois après avoir pris cet engagement, M. Richard est devenu la personne « désignée » « aux fins de l’application » de l’entente liant la TELUQ à l’école Kanatamat. Il est aussi la personne désignée « pour les fins de l’application » d’une entente intervenue en juillet 2012 entre la TELUQ et le Département de l’instruction publique du canton de Genève, en Suisse. Moyennant des droits de scolarité allégés, les représentants suisses devaient assurer en 2012-2013 l’inscription de 29 étudiants à un cours sur l’enseignement efficace, pour lequel Proxima touchait des redevances.
Selon Élisabeth Farinacci, M. Richard n’était « absolument pas » en conflit d’intérêts à titre de représentant de la TELUQ. « Le rôle et la position du professeur Richard sont très clairs : il était la personne référente pour tous les aspects pédagogiques en lien avec la formation, alors que c’est le directeur de l’enseignement et de la recherche de l’époque qui était responsable du volet administratif », a-t-elle écrit. Ces rôles ne sont pas détaillés dans les contrats consultés par Le Devoir. Dans le contrat avec l’école Kanatamat comme dans celui avec la Suisse, M. Richard est l’unique représentant désigné pour la TELUQ.
Qu’est-ce que l’enseignement efficace ?
La TELUQ s’est engagée à verser des redevances au Groupe Proxima lors de l’inscription d’étudiants à ses cours sur l’enseignement efficace, dont le professeur responsable est Mario Richard. Éric Dion, du Département d’éducation de l’Université du Québec à Montréal, a récemment décrit ce type d’enseignement au Devoir. « C’est de l’enseignement qui mise sur des explications claires, qui va aborder les notions du plus simple vers le plus complexe, et il y a souvent une mise en application qui est intégrée », a-t-il résumé. Qui dit « efficace » dit aussi « testé dans le cadre de protocoles de recherche menés dans les classes », a-t-il ajouté. Le professeur Steve Bissonnette, de la TELUQ, divise l’enseignement efficace en trois catégories : le « quoi enseigner », le « comment enseigner » et la « gestion des comportements ».