Des professeurs en éducation à la TELUQ en affaires avec les écoles

Steve Bissonnette et Mario Richard ont vendu, par le biais de leur entreprise, des formations à la moitié des CSS.
Photo: Unplash Steve Bissonnette et Mario Richard ont vendu, par le biais de leur entreprise, des formations à la moitié des CSS.

Deux professeurs de la TELUQ, partenaires à l’université comme en affaires, utilisent leurs travaux de recherche — qui sont financés à même les budgets des centres de services scolaires (CSS) — pour implanter et évaluer une méthode de gestion de classe dans les écoles. Ils ont, en parallèle, vendu des formations sur cette même méthode à plus de la moitié des CSS francophones du Québec avec leur entreprise privée.

Steve Bissonnette et Mario Richard sont professeurs au Département d’éducation de l’Université TELUQ. Ils ont lancé en 1990 une entreprise privée : le Groupe Proxima, « experts-conseils en éducation », devenue une compagnie incorporée en 2004-2005.

Avec des documents obtenus en vertu de demandes d’accès à l’information, Le Devoir a pu établir que le Groupe Proxima a conclu des contrats avec plus de la moitié des CSS francophones du Québec depuis 2013. L’entreprise vend des journées de formation sur diverses méthodes de gestion de classe, dont le soutien au comportement positif (SCP), une composante de « l’enseignement efficace » qui vise à diminuer les écarts de comportement chez les élèves.

En parallèle, depuis 2012-2013, la totalité de la recherche menée par M. Bissonnette est financée à même les budgets des CSS. Ceux-ci signent des contrats avec la TELUQ afin que M. Bissonnette implante le SCP dans leurs écoles pour ensuite en évaluer la pertinence.

Le cumul des fonctions de MM. Richard et Bissonnette — en tant que professeurs et propriétaires d’une entreprise — fait sourciller certains de leurs collègues universitaires. Mais ces critiques s’inscrivent dans un contexte de « guerre » entourant la réforme Drainville en éducation, nuance M. Richard.

Des fonctions qui se croisent

Le Devoir a demandé à tous les CSS francophones du Québec de lui fournir une copie des contrats conclus avec le Groupe Proxima. Des 61 CSS ciblés, 54 ont répondu à notre demande. Parmi eux, 63 % (34 CSS) détenaient des contrats octroyés au Groupe Proxima pour des formations coûtant quelques milliers de dollars chacune.

Le CSS des Patriotes, en Montérégie, a par exemple payé 128 000 $ depuis 2016-2017 pour « des formations offertes par Steve Bissonnette par l’entremise de la TELUQ et de Proxima », écrit la coordonnatrice aux communications, Julie-Anne Lamoureux. Le CSS a octroyé 60 000 $ à la TELUQ pour une convention de recherche sur le SCP qui s’est terminée en 2023. M. Bissonnette en était le chercheur principal. Fait à noter : tous les contrats de recherche que Le Devoir a consultés stipulent que le chercheur ne touche aucune rémunération à même la subvention octroyée à son université.

À Québec, le CSS de la Capitale a allongé 108 000 $ en 2019 pour un contrat de recherche avec la TELUQ. Le chercheur principal, Steve Bissonnette, devait analyser les effets de l’implantation du SCP dans deux écoles. À l’époque, M. Bissonnette n’avait pas avisé le CSS de ses intérêts dans une entreprise qui vend des formations sur le SCP. « Après vérification, le CSS de la Capitale ignorait l’existence de l’entreprise Proxima en 2019 », a confirmé la coordonnatrice aux communications Marie-Claude Lavoie.

La politique sur l’intégrité en recherche de la TELUQ, nommée dans les contrats de recherche que l’université signe avec les CSS, définit le conflit d’intérêts comme « une situation qui présente ou peut être raisonnablement perçue comme présentant un risque réel qu’un intérêt personnel entrave le jugement d’une personne ». La même politique demande aux chercheurs de « divulguer à son établissement ou à l’organisme subventionnaire toute situation où son intérêt personnel ou celui de quelqu’un d’autre pourrait l’emporter sur les leurs ».

Le CSS de la Capitale a fini par connaître le Groupe Proxima quelques années plus tard. En 2023, l’entreprise a facturé 3500 $ au CSS après y avoir donné une formation d’une demi-journée à propos du SCP.

Mêmes scénarios ailleurs

En 2015, le CSS de la Vallée-des-Tisserands, en Montérégie-Ouest, a aussi octroyé un peu plus de 7500 $ au Groupe Proxima pour une formation de trois jours sur le SCP. Celle-ci était donnée par M. Bissonnette et un professionnel de recherche à la TELUQ.

L’année suivante, le même CSS a versé à la TELUQ un montant évalué à au moins 52 500 $ (puisque le CSS dit avoir égaré une première facture) afin qu’un professeur, Steve Bissonnette, implante et évalue l’impact du SCP dans une de ses écoles.

En entrevue, M. Bissonnette se défend d’être en situation de conflit d’intérêts, notamment parce que ses recherches visent « l’implantation » du SCP, tandis que ses formations ne sont qu’une simple présentation de cette approche. « Les activités de Proxima sont distinctes de celles de professeur », fait aussi valoir M. Richard.

Selon moi, il y a au minimum une apparence de conflit d’intérêts : le professeur Bissonnette a un intérêt envers le succès de son entreprise et il a un devoir de rigueur scientifique lié à son statut de professeur

Les deux fonctions du professeur Steve Bissonnette se sont pourtant chevauchées en 2016, toujours au CSS de la Vallée-des-Tisserands. Après avoir acheté une formation en ligne sur l’enseignement efficace à la TELUQ, le CSS a eu besoin d’accompagnement. Ses représentants ont donc contacté M. Bissonnette par le biais de son adresse courriel de la TELUQ. C’est finalement avec son entreprise que le professeur a fourni l’aide demandée. Deux factures datant de 2016 et frappées du logo du Groupe Proxima font ainsi état de « frais de subsistance » (déplacements, hébergement, repas) d’un peu plus de 1000 $ pour une « formation TELUQ ».

En entrevue, M. Bissonnette souligne que « c’est à peu près la seule et unique fois où on a accepté ce type de mandat là ». Puisque les cours de la TELUQ ne prévoient jamais d’accompagnement « en présentiel », le professeur est venu combler ce besoin avec son entreprise, explique-t-il.

Sollicités pour ce dossier, les représentants de l’Université TELUQ ont refusé d’accorder une entrevue au Devoir. « Considérant que nos professeurs Steve Bissonnette et Mario Richard vous ont déjà renseigné sur le sujet de l’enseignement efficace à l’Université TELUQ, nous n’avons pas davantage d’information à fournir à ce sujet », a écrit Catherine Lévesque, conseillère en communication et marketing pour l’Université.

Un conflit… avec des nuances

Le Devoir a interrogé un professeur et un candidat au doctorat qui n’ont pas de liens professionnels avec MM. Richard et Bissonnette pour obtenir leur avis sur cette situation. Ils ont levé des drapeaux rouges… avec quelques nuances.

« Si ces mêmes personnes ont bel et bien une entreprise qui semble tirer profit de la mise en oeuvre de ce type de stratégie [le SCP] dans d’autres établissements, avec d’autres centres de services scolaires, on peut envisager qu’il s’agisse d’un conflit d’intérêts », a observé Frédérick Bastien, professeur en science politique à l’Université de Montréal.

« Selon moi, il y a au minimum une apparence de conflit d’intérêts : le professeur Bissonnette a un intérêt envers le succès de son entreprise et il a un devoir de rigueur scientifique lié à son statut de professeur », a aussi commenté Olivier Grenier, candidat au doctorat en science, technologie et société à l’Université du Québec à Montréal.

« Toutefois, les intérêts en jeu ne sont pas nécessairement en conflit », a averti M. Grenier, qui s’intéresse dans ses recherches aux aspects de méthodologie en sciences de l’éducation. « Du point de vue de M. Bissonnette, les intérêts sont en fait parfaitement alignés. En effet, il a une entreprise de formation parce qu’il croit que les résultats de ses recherches sont rigoureux et donc susceptibles d’améliorer la situation dans le système d’éducation. »

M. Bissonnette précise de son côté que son entreprise est « un sideline » qui ne lui permet pas, à elle seule, de gagner sa vie. « Je ne fais aucune sollicitation et je ne vois aucun conflit d’intérêts. […] Je suis complètement légal. Ma propre université connaît le Groupe Proxima », ajoute-t-il. Le professeur souligne que sa convention collective lui permet de consacrer 20 % de son temps à des activités extérieures, qui peuvent être rémunérées.

Financé par les centres de services scolaires

Les recherches de M. Bissonnette n’ont pas été financées par un fonds de recherche depuis 2012-2013. « Je n’en ai pas besoin parce que les fonds proviennent directement des centres de services scolaires », souligne le professeur en entrevue. M. Richard affirme que la demande des CSS est « grande », et que ceux-ci ne veulent pas « être dépendants de l’obtention ou non de subventions ».

De la même façon, la demande pour les services de Proxima vient du terrain, selon M. Bissonnette, qui y voit une preuve de la « déconnexion » entre les facultés d’éducation et le milieu scolaire. « Je suis détesté [dans les facultés d’éducation]. Profondément », lance-t-il en cours d’entretien.

Dans ces facultés, le cas des professeurs de la TELUQ suscite un malaise évident. Une professeure, qui a requis l’anonymat par crainte de représailles professionnelles, souligne que M. Bissonnette évite peut-être de demander des subventions de grands fonds de recherche pour se soustraire à l’évaluation par les pairs qui vient avec ce type de demande. « Ça leur est souvent reproché », ajoute un professeur d’une autre université, toujours sous le couvert de l’anonymat. « Or, ce qui compte, ce sont les articles scientifiques qui sont soumis par la suite », nuance cette même personne.

M. Bissonnette affirme que ses propos sur « l’enseignement efficace », dont le SCP est une des composantes, sont rejetés par plusieurs de ses pairs (voir autre texte). « Ils vont nous dire par exemple que la recherche d’efficacité, l’utilisation des recherches qu’on appelle expérimentales, c’est bon pour la médecine, mais pas nécessairement pour l’éducation », observe-t-il.

Dans la réponse écrite qu’il a fournie au Devoir, Mario Richard souligne lui aussi que, dans une « perspective plus large, il importe de prendre en considération [le fait] qu’il y a actuellement une guerre dans le milieu universitaire québécois depuis l’adoption du projet de loi 23 [la réforme Drainville], et plus particulièrement sur la création de l’Institut national d’excellence en éducation [INEE] », auquel s’oppose selon lui une « majorité » de professeurs en éducation. « Dans ce contexte, tous les moyens sont bons pour faire taire publiquement ceux qui se sont prononcés publiquement favorablement, ce qui est notre cas », écrit-il.

Avec Dave Noël

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