Élections américaines

Prises en otage politique

Dans l’arsenal d’armes politiques que fourbissent Joe Biden et Donald Trump dans l’arène de la présidentielle américaine, le droit à l’avortement n’est devenu qu’un autre enjeu clivant, brandi dans le simple et cynique objectif de galvaniser les troupes de chacun.

Les intentions du président démocrate sont certes empreintes d’une humanité dont l’ancien président républicain s’est maintes fois montré dépourvu, mais il reste qu’en arrière-scène de ce funeste spectacle, les vies de milliers de femmes sont chavirées, parfois même menacées, comme si leur santé la plus élémentaire n’était désormais digne que d’être munition de guerre.

Dans une récente entrevue au New York Times, Hillary Clinton s’est permis de rappeler à sa famille politique que ses avertissements quant à la menace à l’accès à l’avortement posée par l’élection de Donald Trump il y a huit ans avaient été aveuglément ignorés, pour devenir réalité le 24 juin 2022.

Le président, Joe Biden, dénonce maintenant sur toutes les tribunes que l’invalidation du décret Roe v. Wade, il y a deux ans, n’a en effet été rendue possible que par la nomination de trois juges à la Cour suprême par Donald Trump. L’ex-président républicain, soucieux de ne pas s’aliéner les plus modérés, tente quant à lui de s’en laver les mains en s’en remettant pour la suite à la liberté des États de légiférer. Tout en continuant de courtiser la droite religieuse autrement, M. Trump ayant salué l’obligation votée par la Louisiane d’afficher les 10 commandements dans toutes les salles de classe — cette loi assurant que les enfants pourront « regarder et voir ce que Dieu dit être bien et ce qu’il dit être mal », expliquait son instigatrice républicaine, Dodie Horton. Même Margaret Atwood n’avait imaginé tel scénario dans ses plus terrifiantes dystopies.

Le sombre constat d’Hillary Clinton est sinistrement juste. À l’ombre de ces débats stériles, le mal est fait.

Deux ans après l’invalidation de Roe v. Wade, le nombre d’avortements recensés aux États-Unis a atteint un sommet en 10 ans, ayant bondi de 11 % entre 2020 et 2023. Ce chiffre invisibilise cependant les conséquences insidieuses de la guerre menée contre les femmes par les États y ayant complètement (14) ou très fortement (7) interdit l’accès.

Car dans les États voisins, leur nombre a bondi d’en moyenne 38 %, une femme sur cinq ayant dû ainsi se déplacer pour avoir accès à une interruption volontaire de grossesse, le double d’il y a à peine quatre ans. Autant de femmes qui doivent parcourir des centaines, voire des milliers de kilomètres, sans en avoir les moyens financiers pour certaines, ou la flexibilité de s’absenter du travail pour d’autres.

Non moins de 5 % des déjà rares cliniques d’avortement ont fermé leurs portes et 11 % des obstétriciens gynécologues pratiquant dans un État ayant complètement interdit l’IVG sont partis ailleurs, laissant derrière eux des « déserts de soins », recense l’Institut Guttmacher de recherche en santé reproductive. Et les deux tiers des avortements sont désormais provoqués par la pilule abortive, plus facilement accessible, mais non sans risque, et qui demeure dans la ligne de mire de la cabale anti-choix.

S’ajoutent à ces statistiques anonymes les récits tragiques de femmes ayant été rabrouées aux urgences pour y revenir dans un état critique à la suite d’une complication médicale pourtant traitable ou après avoir été forcées de faire une fausse couche ou d’accoucher seules dans leur voiture ou ailleurs.

Plutôt que de rassurer toutes celles qui craignent de subir le même sort, ou pire, démocrates et républicains mènent leur bataille jusqu’au Sénat en refusant même de s’entendre pour protéger la fécondation in vitro, précarisée par la Cour suprême de l’Alabama, qui a accordé aux embryons congelés le statut d’« enfant non né ».

L’avortement et le libre-choix reproductif ne sont heureusement pas sous pareille attaque au Canada. Ce qui ne les empêche toutefois pas d’être ici aussi récupérés comme arme partisane. Non sans raison, puisque le président du « caucus pro-vie » conservateur, Arnold Viersen, présentait pour une 19e fois, le mois dernier, une pétition réclamant que le Canada encadre l’avortement par une loi. « Ce n’est pas une lutte solitaire », disait-il en outre de la mouvance conservatrice sociale de son parti.

Pierre Poilievre a beau tenter d’apaiser les inquiétudes, en martelant qu’un gouvernement sous sa gouverne n’adopterait pas de loi en ce sens, cette détermination de 40 % de ses élus anti-choix — à coups de pétitions, de motions ou de projets de loi — fait perdurer certaines craintes. Desquelles les libéraux de Justin Trudeau jubilent de s’emparer, quitte à pécher par excès.

Après tout, la méthode de l’épouvantail, surtout quand ce dernier n’a rien d’infondé, a maintes fois prouvé son efficacité électorale, au Canada comme aux États-Unis. Mais il y a de ces enjeux que l’on ne devrait jamais déprécier de la sorte. Rien ne justifie que la vie des femmes soit ainsi prise en otage par leurs dirigeants politiques.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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