Les premiers hommes modernes auraient veillé plus longtemps sur leurs petits que les Néandertaliens
Vraisemblablement, les premiers Homo sapiens couvaient plus longtemps leur progéniture que les Néandertaliens, ce qui a peut-être contribué à une meilleure survie de celle-ci, avancent des paléoanthropologues dans un article qui paraît jeudi dans Scientific Reports.
Ces chercheurs de l’Université de Tübingen, en Allemagne, ont examiné l’émail des dents de Néandertaliens et d’Homo sapiens du Paléolithique supérieur et ont noté toutes les anomalies (sillons, rainures, trous) découlant d’une hypoplasie — maladie qui se produit lors du développement de l’émail et qui en perturbe la formation — qu’elles présentaient. Sachant que ces anomalies sont des indicateurs du stress vécu pendant la période du développement de l’enfant, ils ont pu comparer l’intensité du stress subi par les jeunes enfants des deux groupes d’hominidés ainsi que les moments particuliers où ils en ont souffert.
Leur analyse porte sur 423 dents de 74 Néandertaliens et 444 dents de 102 hommes modernes du Paléolithique supérieur (il y a entre 50 000 et 12 000 ans) retrouvées sur un total de 56 sites différents.
L’examen de l’occurrence des anomalies de l’émail dentaire a montré que les deux groupes devaient faire face, lors de leur enfance, à des niveaux comparables de stress physiologique. Ce dernier pouvait prendre la forme « d’une malnutrition, de carences nutritionnelles, de maladies, d’infections ou de traumatismes ».
Ce constat contredit une hypothèse longtemps soutenue selon laquelle l’homme de Néandertal menait une vie beaucoup plus stressante qu’Homo sapiens, notamment en raison de conditions environnementales rudes et fluctuantes qui auraient contribué à son extinction.
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Étant donné le développement séquentiel des différents types de dents permanentes (les molaires apparaissant avant les incisives, qui sont suivies par les canines, puis par les prémolaires et les deuxièmes molaires), l’identification de celles qui portaient des marques d’hypoplasie a permis de mettre en évidence les moments où l’enfant avait vécu des épisodes de stress.
Il est d’abord apparu que, chez les deux groupes, les dents de lait présentaient très peu de défauts d’hypoplasie, soit beaucoup moins que les dents permanentes. Pour expliquer ce phénomène, les chercheurs avancent l’hypothèse que l’émail de ces dents de lait serait peut-être moins sujet à l’hypoplasie ou que ces dents se formeraient dans l’environnement foetal qui le protège du stress.
Épisodes de stress plus tardifs
Par contre, chez les hommes modernes, ce sont surtout les incisives et les molaires qui étaient affectées, tandis que chez les Néandertaliens, il s’agissait plutôt des canines, des prémolaires et des secondes molaires, des dents qui apparaissent plus tard. Ces observations traduisent donc l’occurrence plus tardive d’épisodes de stress chez les Néandertaliens que chez les hommes modernes.
Selon les auteurs de l’étude, les anomalies dans le développement de l’émail chez Homo sapiens sont surtout survenues lors du sevrage des enfants, qui est une période très stressante pour eux. « Durant le processus de sevrage, qui s’étend de l’âge de six mois (où sont introduits les premiers aliments solides) à deux ans et demi (l’âge moyen auquel le sevrage est achevé), les besoins en énergie de l’enfant en croissance s’élèvent et doivent être satisfaits en ajoutant des aliments au lait maternel, sinon, une alimentation insuffisante à ce moment-là peut conduire à une malnutrition, à des problèmes digestifs chroniques et à un risque plus élevé de maladie. Autant de situations qui peuvent causer un important stress métabolique, un dérèglement de la croissance et, par le fait même, augmenter les hypoplasies de l’émail dentaire », soulignent les chercheurs.
Chez les Néandertaliens, les épisodes de stress intense surviennent un peu plus tard. « Bien que la période de sevrage soit stressante pour les deux groupes, la période de post-sevrage était encore plus stressante pour les enfants néandertaliens, alors que ce n’est pas le cas pour les enfants d’Homo sapiens », précisent par courriel les chercheuses principales de l’étude, Sireen El Zaatari et Laura Limmer.
Selon les auteurs de l’article, ces observations laissent penser que les humains du Paléolithique supérieur ont adopté « des stratégies sociales et comportementales permettant de fournir une alimentation riche en énergie qui soit suffisante à la suite de leur sevrage dans le but de réduire le stress chez les jeunes enfants : ils prolongeaient la dépendance de ceux-ci envers leurs parents, ils leur fournissaient toujours un bon accès à la nourriture et ils exploitaient les ressources plus efficacement. Ces stratégies, qui n’étaient probablement pas utilisées par les Néandertaliens, ont pu contribuer à assurer une meilleure survie à long terme aux hommes modernes ».
Une comparaison difficile
Antoine Balzeau, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle et au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) de France, ne corrobore pas d’emblée cette interprétation sur « les possibles modes de comportement et l’avantage qu’ils pouvaient donner à Homo sapiens » proposée par les auteurs de l’étude.
Mais il salue la qualité et l’originalité de l’étude et qualifie les résultats de très intéressants et de nouveaux. « C’est un joli travail sur un matériel abondant et de nombreux spécimens. Le résultat principal montrant une différence [temporelle dans la présence de stress] entre les deux groupes, soit qu’une fois le sevrage complété, les Homo sapiens auraient vécu moins de stress que les Néandertaliens, est super intéressant et nouveau. L’interpréter comme une meilleure manière de gérer les enfants [de la part d’Homo sapiens, qui aurait conduit à] un meilleur succès évolutif, c’est délicat et difficile à démontrer, surtout que l’échantillon néandertalien s’étend sur des dizaines de milliers d’années alors que celui d’Homo sapiens [s’étend] sur seulement quelques milliers d’années. Les deux groupes d’échantillons sont difficilement comparables », explique-t-il.
Mais n’est-il pas vraisemblable qu’Homo sapiens couvait davantage ses petits ? « C’est vraisemblable, pourquoi pas ? Mais arriver à le démontrer sur la base de données scientifiques, c’est extrêmement complexe. Ça paraît logique et attendu, mais il faut faire attention quand on est dans des disciplines où on dispose de peu d’informations. Ce qui est logique en science n’est pas forcément ce qui est juste. [L’interprétation] ne me choque pas. Pourquoi pas ? Mais le plus important, ce sont les résultats qu’ils obtiennent, qui sont solides et intéressants », conclut le chercheur.