«Tout sur ma mère»: la mère de tous les films
La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.
Afin de célébrer les 17 ans de son fils Esteban, Manuela l’amène au théâtre où se produit ce soir-là la grande Huma Rojo. Or, en essayant d’obtenir un autographe après la pièce, Esteban meurt happé par une voiture. Démissionnant de son poste d’infirmière, Manuela quitte Madrid et s’installe à Barcelone, où elle espère retrouver le père de son unique enfant. Là-bas, elle renoue avec Agrado, une ex-prostituée trans qui l’aide à se remettre sur pied. Bientôt, graviteront également autour de Manuela, Rosa, une nonne enceinte et séropositive, et Huma, la comédienne qu’Esteban admirait tant. Avec Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre), sorti en Espagne il y a 25 ans, en avril 1999, Pedro Almodóvar déployait une maturité et une virtuosité inédites.
Oscar du meilleur long métrage international et Prix de la mise en scène à Cannes, ce film à la fois sombre et coloré est d’abord et avant tout un vibrant hommage aux femmes, aux actrices et surtout aux mères, par un cinéaste qui les aime passionnément et qui est alors au faîte de son immense talent. Il éblouira ensuite avec Parle avec elle (Hable con ella), Volver, La peau que j’habite (La piel que habito)…
Quoi qu’il en soit, l’épigraphe qui clôt Tout sur ma mère est limpide : « À Bette Davis, Gena Rowlands, Romy Schneider… À toutes les actrices qui ont interprété des actrices, à toutes les femmes qui jouent, aux hommes qui jouent et se transforment en femme, à toutes les personnes qui veulent être mère. À ma mère. »
Dans son essai sur le film rédigé pour le compte de Criterion, la professeure Emma Wilson aborde en ces termes la thématique centrale :
« Aucun film d’Almodóvar ne montre la figure de la mère avec autant d’amour que celui-ci. C’est son chef-d’oeuvre du désir et de la perte maternels, un film d’une douceur extraordinaire. Il a été réalisé dans les derniers mois de vie de Francisca Caballero, la propre mère du réalisateur, qui apparaît dans plusieurs de ses films. »
D’emblée, Almodóvar établit la nature inconditionnelle, sans borne, de l’amour que Manuela porte à son garçon. En effet, lorsque celui-ci lui demande à la blague si elle irait jusqu’à se prostituer pour lui, Manuela répond du tac au tac : « J’ai déjà à peu près tout fait pour toi. »
Soeurs spirituelles
Quant à la figure de l’actrice, elle est tout aussi célébrée. Pour l’anecdote, Almodóvar filme l’accident qui fauche la vie d’Esteban comme celui qui survient dans Opening Night, de John Cassavetes, où Gena Rowlands incarne… une actrice.
D’autres références attestent qu’Almodóvar entend saluer les oeuvres cinématographiques et théâtrales qui l’ont marqué : le titre de son film renvoie à All About Eve (Eve), de Joseph L. Mankiewicz, où Bette Davis incarne… une actrice, bis.
L’exemple le plus patent réside cependant dans le recours soutenu à la pièce A Streetcar Named Desire (Un tramway nommé désir), de Tennessee Williams. Dans son film, Almodóvar fait tenir le rôle de Blanche à Huma, puis révèle que Manuela a déjà interprété Stella face au futur père de son fils…
Dans une analyse incluse dans l’ouvrage All About Almodóvar, Isolina Ballesteros relève ceci au sujet de la pièce et des fonctions que lui confère le cinéaste :
« Tout sur ma mère traite, entre autres, de la capacité des arts vivants à motiver un passage à l’action et à créer une solidarité entre les femmes. La version “féministe” du Tramway, dans laquelle Stella quitte son mari violent afin de soutenir sa soeur Blanche, fait écho non seulement à la détermination réelle de Manuela, mais aussi à la solidarité qui naît de l’attachement de cette dernière envers ses soeurs spirituelles Huma, Rosa [son double dans la mesure où elle attend un enfant du même homme qui lui en a fait un jadis], et Agrado. »
Dans sa critique parue dans le New York Times, Janet Maslin abonde : « [Le film] entrelace la vie et l’art en une riche tapisserie d’amour, de deuil et de compassion. Les diverses figures féminines — réelles, théâtrales ou trans — évoluent par-delà le stade de la crise de nerfs vers quelque chose de beaucoup plus clément. »
Déchirure magnifique
À l’image desdits personnages, Almodóvar semble avoir lui-même atteint une phase de plénitude. Comme le remarque encore Janet Maslin :
« Les pétillantes facéties et l’exagération audacieuse de ses films antérieurs se sont épanouies [comme l’annonçait en 1997 l’envoûtant En chair et en os/Carne trémula] en un style nouvellement sophistiqué, infiniment plus passionné, sage et profondément senti. »
Dans Le Monde, Thomas Sotinel évoque le début d’une période de « maturité » et qualifie Tout sur ma mère de « déchirure magnifique ». Il poursuit : « Sous les apparences du mélodrame, le film cache un authentique sens de la tragédie. »
Ce « sens de la tragédie », admirablement modulé et jusque-là absent chez Almodóvar, explique peut-être pourquoi, malgré le succès mondial fracassant de Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervios) en 1988, Cannes attendit plus d’une décennie avant d’inviter en compétition celui qu’on surnommait « l’enfant terrible de la Movida ». Dans l’intervalle, des oeuvres remarquables comme La fleur de mon secret (La flor de mi secreto) et En chair et en os n’auraient pas déparé le prestigieux événement.
Sotinel, cette fois dans son ouvrage consacré à Almodóvar publié par Les Cahiers du cinéma, dénonce un certain snobisme institutionnel français à l’égard du cinéaste que ne partageaient pas les cinéphiles hexagonaux :
« La France a une curieuse relation avec [Almodóvar] ; elle l’a ignoré plus longtemps que d’autres pays [New York l’a honoré avant Paris] […] Mais depuis Femmes au bord de la crise de nerfs, le public français lui est resté fidèle. »
Il est vrai que le mélodrame est un genre typiquement hollywoodien, tandis que la tragédie a des racines distinctement européennes. Or, se borner à déprécier l’un et à encenser l’autre constitue une erreur, estime Mark Allinson dans l’une des analyses réunies dans All About Almodóvar.
« Souvent, cette distinction conduit à une division simpliste entre le théâtre tragique comme art noble et le cinéma mélodramatique comme art populaire. À une division aussi manichéenne entre la grande tragédie et le mélodrame populaire, on pourrait opposer le personnage de Manuela dans Tout sur ma mère, qui démontre amplement comment un rôle mélodramatique peut être artistiquement l’égal d’un rôle tragique. »
Devant la composition magistrale de Cecilia Roth en Manuela, on ne peut qu’applaudir cette lecture.
Vision de la maternité
Fait intéressant, en 2021, le cinéaste reviendra au thème de la maternité dans Mères parallèles (Madres paralelas), mais en intégrant à son récit l’histoire de l’Espagne plutôt que le théâtre, pour une exploration différente, mais tout aussi brillante.
Le mot de la fin à Emma Wilson, qui dans son essai revient justement sur l’évolution de la figure de la mère dans l’oeuvre de Pedro Almodóvar :
« Sa vision de la maternité, en particulier, s’est révélée au fil des années de plus en plus vaste : intense et folle, dénuée de jugement, extrême, pleine d’agonie et d’adoration, de l’irrévérence de Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? [¿Qué he hecho yo para merecer esto ?], aux liens plus tendus de Douleur et gloire [Dolor y gloria]. Mais c’est dans Tout sur ma mère — un hommage feutré à une mère pas encore décédée — que l’amour maternel se révèle dans sa forme la plus fervente et précieuse. »
Le film Tout sur ma mère est disponible en VSD sur plusieurs plateformes