«The Virgin Suicides»: Sofia Coppola, cinéaste née

Les quatre soeurs Lisbon quelques mois après le suicide de leur soeur cadette, Cecilia, dans le film « The Virgin Suicides»
Photo: The Virgin Suicides Ilc et Paramount Pictures Les quatre soeurs Lisbon quelques mois après le suicide de leur soeur cadette, Cecilia, dans le film « The Virgin Suicides»

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

Lorsque le cru 1999 du Festival de Cannes est évoqué dans les cercles cinéphiles, c’est la plupart du temps en lien avec la controversée Palme d’or décernée à Rosetta, des frères Dardenne, plutôt qu’à Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre), de Pedro Almodóvar, film chouchou de la critique, mais apparemment pas du jury présidé par David Cronenberg. Or, à l’ombre de ces combats de coqs, survint cette année-là un événement bien plus significatif qu’une remise de prix : l’émergence d’une réalisatrice. En effet, il y a 25 ans ce mois-ci, Sofia Coppola dévoilait à la Quinzaine des cinéastes The Virgin Suicides (Cri ultime), un premier long métrage d’une maîtrise exquise.

À l’époque, Sofia Coppola demeurait surtout associée à l’échec du film The Godfather Part III (Le parrain III), de son père, Francis Ford Coppola, que plusieurs imputaient, injustement, à son interprétation de Mary Corleone, la fille de Michael Corleone. D’où la surprise de la voir rebondir sur la Croisette en cinéaste, et douée par-dessus le marché.

The Virgin Suicides conte le destin tragique des soeurs Lisbon, cinq adolescentes vivant sous la férule de parents oppressants. L’action se déroule dans une ville de banlieue, en 1975, mais est narrée au présent par un ancien voisin qui, comme ses copains d’alors, était fasciné par les soeurs Lisbon.

Et le narrateur d’avouer que ses amis et lui n’ont de cesse d’essayer de comprendre ce qui poussa naguère Therese, Mary, Bonnie, Lux et Cecilia à mettre fin à leurs jours : « En définitive, nous avions les pièces du puzzle, mais peu importe comment nous les assemblions, des trous subsistaient. Un vide aux formes étranges, comme une cartographie de pays que nous ne pouvions nommer. »

Quand elle l’a terminé, son scénario était l’un des meilleurs que j’avais lus depuis dix ans. Nous avons traqué les détenteurs des droits d’adaptation, ils ont lu le scénario de Sofia, et ils ont pensé comme moi.

Comme les films subséquents de Sofia Coppola, The Virgin Suicides s’intéresse au monde intérieur d’adolescentes ou de jeunes femmes en mal d’affranchissement — ici des parents, plus tard d’un père (Somewhere/Quelque part ; On the Rocks), d’un fiancé ou d’un mari (Lost in Translation/Traduction infidèle ; Priscilla), d’un milieu (Marie Antoinette ; The Bling Ring), d’un prédateur (The Beguiled)…

À l’instar, là encore, des films ultérieurs de Sofia Coppola, The Virgin Suicides offre une mise en scène dont la fluidité s’apparente à un flot de pensées, entre tableaux évocateurs et fulgurances éthérées. Ce faisant, la cinéaste nous place dans l’intimité feutrée de ses personnages.

Réminiscence vaporeuse

Dans un documentaire réalisé pendant le tournage par sa mère, Eleonor Coppola, Sofia Coppola explique son attrait pour le roman de Jeffrey Eugenides, sur lequel est basé le film : « J’ai adoré le mystère qui plane autour des soeurs Lisbon. J’ai grandi entourée de garçons, dans une famille italienne, donc cet univers très féminin m’a d’emblée captivée […] J’ai immédiatement vu le film dans ma tête, et comme toute personne créative, j’ai voulu l’en sortir et le montrer au monde. »

Au départ, le roman devait être adapté par d’autres. Dans ledit documentaire, Francis Ford Coppola se souvient : « Sofia est tombée amoureuse de ce roman et m’a demandé si je pouvais l’aider à en acquérir les droits. Je n’ai pas pu, car un important studio les détenait déjà. Malgré ça, Sofia s’est mise à écrire. Et je lui ai dit : “Sofia, ne te brise pas le coeur ; n’écris pas un scénario dont tu ne pourras rien faire ensuite.” Quand elle l’a terminé, son scénario était l’un des meilleurs que j’avais lus depuis dix ans. Nous avons traqué les détenteurs des droits d’adaptation, ils ont lu le scénario de Sofia, et ils ont pensé comme moi. »

Porté par la musique planante du groupe Air, comme en apesanteur, The Virgin Suicides suit son cours telle une réminiscence vaporeuse. Dans sa critique de Slant, Ed Gonzalez salue un « glamour nostalgique » : « L’hymne onirique de Coppola à l’adolescence dorée a un attrait universel […] Coppola s’exprime de manière poétique sur la subjectivité féminine, détaillant de manière rêveuse l’emprisonnement de jeunes filles que les garçons tentent désespérément de comprendre. »

À son directeur photo Edward Lachman (Carol), Sofia Coppola donna en références la lumière du film Badlands (La balade sauvage), de Terrence Malick, et un cycle du photographe Bill Owens intitulé Suburbia. Il en résulta, pour reprendre la formule d’Ed Gonzalez, une facture rappelant « les pages d’un vieil album photo égaré ».

Qualités intérieures

Kathleen Turner, qui incarne avec brio la mère autoritaire, fut la première actrice qu’approcha Sofia Coppola. Pour l’anecdote, la seconde avait joué la petite soeur de la première dans le merveilleux Peggy Sue Got Married (Peggy Sue s’est mariée), de Francis Ford Coppola. Lors de sa venue au défunt Festival des films du monde, Kathleen Turner confie au Devoir : « Je jouais la mère stricte : une expérience aussi belle que douloureuse. Sofia est l’opposé de son père. Il est expansif. Elle est effacée. Leurs deux méthodes fonctionnent parfaitement. »

L’actrice emblématique de Virgin Suicides est toutefois Kirsten Dunst, qui incarne Lux, la seule des cinq soeurs qui se rebelle. Dans un documentaire rétrospectif produit par Criterion en 2019, la cinéaste résume ainsi les raisons l’ayant poussée à choisir Dunst : « J’avais vu Kirsten au temps d’Interview with the Vampire [Entretien avec un vampire] et j’avais été frappée par la profondeur qu’elle dégageait à un si jeune âge : elle arrivait à transmettre la profondeur de ce personnage âgé prisonnier d’un corps d’enfant. Et j’adorais la façon dont son apparence contrastait avec certaines de ses qualités intérieures : Kirsten ressemblait à l’archétype de la blonde américaine pétillante, mais, à l’instar de Lux, il y avait quelque chose d’insondable dans son regard. »

Photo: The Virgin Suicides Ilc et Paramount Pictures Kirsten Dunst dans le rôle de Lux dans «The Virgin Suicides»

De son côté, Dunst, qui retrouverait la réalisatrice sur Marie Antoinette et The Beguiled, admet dans le documentaire de Criterion : « J’étais très intimidée, car c’était la première fois que j’avais l’impression qu’un personnage correspondait aux sentiments que j’éprouvais […] Je pense que Sofia a vu en moi quelque chose que, pour ma part, je n’arrivais même pas à exprimer. »

Voilà qui s’avère en phase avec un des objectifs de la cinéaste, qui se remémore un peu plus loin : « Quand je tournais The Virgin Suicides, je me disais : “Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir de films pour les jeunes femmes qui seraient faits avec respect, et qui les traiteraient comme un public sérieux ? […] Je voulais faire quelque chose d’artistique destiné aux filles.” »

Campion l’admiratrice

Justement, cette dimension artistique affirmée valut à Sofia Coppola de se faire reprocher par certains (et ça continue) de privilégier la forme au détriment du fond. Une lecture que ne partagent pas deux distinguées consoeurs de la cinéaste.

Comme le rapporte Rachel Syme dans un récent portrait du New Yorker : « Chloé Zhao, qui a remporté l’Oscar de la meilleure réalisation en 2021 pour Nomadland, m’a dit qu’elle admirait Sofia Coppola pour sa “construction de mondes qui ne reposent pas uniquement sur des faits, mais aussi sur des émotions” […]. Jane Campion [The Piano/La leçon de piano], qui compte The Virgin Suicides parmi ses films favoris, m’a pour sa part fait remarquer que l’approche en douceur de Coppola avec les acteurs et son attention à ce qui se trouve en surface peuvent être trompeuses : “Son travail est très puissant, car il a des racines profondes.” »

Et de fait, The Virgin Suicides caresse le regard, mais ne s’en imprime pas moins dans la mémoire. Dans le documentaire réalisé par sa mère, la principale intéressée revient en ces termes sur la structure reposant sur des souvenirs, de même que sur la nature évanescente de ceux-ci : « Il y a toujours des moments, dans la vie, qui sont magiques et parfaits, sauf qu’ils ne durent pas. »

Film par lequel Sofia Coppola se donna naissance en tant que cinéaste, The Virgin Suicides constitue l’un de ces moments « magiques et parfaits », mais qui, grâce à la nature pérenne du cinéma, dureront à jamais.

Le film The Virgin Suicides est disponible en VSD sur la plupart des plateformes.

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