La révolution tranquille d’Adélard Godbout

Réalisées en un seul mandat, les mesures adoptées par les libéraux de 1939 à 1944, avec comme premier ministre Adélard Godbout, marquent un cheminement remarquable vers la modernité dans une société supposément engluée dans le conservatisme. Le  Québec effectue ainsi une première révolution tranquille, qui annonce clairement celle du gouvernement Lesage de 1960 à 1966.
Tiffet Réalisées en un seul mandat, les mesures adoptées par les libéraux de 1939 à 1944, avec comme premier ministre Adélard Godbout, marquent un cheminement remarquable vers la modernité dans une société supposément engluée dans le conservatisme. Le Québec effectue ainsi une première révolution tranquille, qui annonce clairement celle du gouvernement Lesage de 1960 à 1966.

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaison avec un événement ou un personnage historique.

Un événement important presque complètement occulté de notre histoire est survenu les 10 et 11 juin 1938, soit la tenue du congrès d’orientation du Parti libéral du Québec au Palais Montcalm de Québec. Les résolutions adoptées à ce moment s’inscrivent dans la mouvance sociale-démocrate et posent les fondements d’une première révolution tranquille qui se poursuivra avec l’élection du gouvernement Lesage en 1960.

Le Parti libéral, qui a dominé outrageusement la vie politique au Québec de 1897 à 1936, est alors dans l’opposition, ayant été défait par l’Union nationale de Maurice Duplessis. Cette dernière est née en 1935 d’une coalition entre le Parti conservateur de Duplessis et l’Action libérale nationale (ALN), une aile dissidente du Parti libéral formée de jeunes militants désireux de réformer leur parti en préconisant des réformes progressistes. Mais une fois au pouvoir, le gouvernement Duplessis inscrit ses politiques dans une mouvance conservatrice à l’écoute de l’enseignement de l’Église catholique.

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Ce texte fait partie de notre section Perpectives.

Cependant, « l’ordre nouveau » mijoté par les intellectuels catholiques dans les années 1930 ne représente pas la seule réponse des élites francophones au désir de changement profond de la population, qui subit les effets de la crise économique. 

Congrès décisif

En juin 1938, le Parti libéral tient un congrès d’orientation selon une orientation bien différente des politiques de l’Union nationale. Les 52 résolutions adoptées par les 1000 délégués venant de toutes les régions du Québec se situent nettement à gauche de l’échiquier politique. 

Sur le plan des valeurs démocratiques, les délégués se prononcent en faveur du droit de vote pour les femmes, de l’abolition du Conseil législatif (Sénat québécois) et de la formation d’une Commission du service civil afin de réformer le fonctionnarisme. Sur le plan social, les délégués montrent beaucoup de hardiesse en jetant les bases de l’État providence : ils donnent leur accord à la participation au programme fédéral d’assurance chômage, à un régime de rente étatique et à l’établissement d’un programme québécois d’aide aux mères sans soutien de famille. 

On préconise aussi un Code du travail qui favoriserait « le respect intégral » du droit à la syndicalisation et à la négociation collective bafoué par le gouvernement Duplessis. Pour faire taire les critiques qui associent le Parti libéral aux trusts et aux monopoles, le congrès se propose de réprimer énergiquement les abus des trusts et reprend la promesse de l’ALN de 1934 qui proposait l’étatisation ou la municipalisation des forces hydroélectriques.

Les résolutions du congrès font partie du programme du parti lors des élections du 25 octobre 1939. Plusieurs autres engagements sont ajoutés, qui se situent toujours dans la même optique. Ainsi, on promet des mesures sociales importantes gérées par le seul gouvernement du Québec : l’assurance maladie, l’assurance invalidité et un programme d’allocation familiale. Sur le plan économique, le programme ajoute la création d’un Office industriel et commercial destiné à l’orientation des industries et du commerce. 

Ces réformes s’inscrivent dans la régulation sociale-démocrate misant sur un élargissement des droits démocratiques et l’interventionnisme étatique. Ses orientations s’inscrivent dans l’environnement nord-américain, notamment dans le virage pris par les gouvernements canadien et américain pour relancer l’économie. Elles suivent les traces du New Deal de Roosevelt, aux États-Unis, amorcé en 1933, et celui du New Deal canadien du premier ministre conservateur R. B. Bennett de 1935, auquel vont adhérer les libéraux de Mackenzie King. 

Ce déplacement à gauche sur l’échiquier politique nord-américain influence les délégués au congrès du Parti libéral de Québec, qui sont désireux également de se distinguer des orientations du gouvernement Duplessis. 

Le gouvernement Godbout

Aux élections d’octobre 1939, le Parti libéral défait l’Union nationale en se présentant comme le parti le mieux en mesure de protéger les Québécois de la conscription, qui obligerait les jeunes hommes à faire un service militaire en Europe. Une fois au pouvoir, les libéraux sous la direction d’Adélard Godbout font diligence pour mettre en oeuvre leur programme et vont même bien au-delà en éducation et dans le domaine économique. 

Deux mesures sont adoptées qui heurtent de plein fouet l’enseignement catholique : le droit de vote et d’éligibilité accordé aux femmes en 1940, puis l’éducation obligatoire jusqu’à 14 ans et la gratuité de la scolarité et des manuels dans les écoles publiques (1943-1944). L’opposition cléricale partait du principe que l’éducation était avant tout une responsabilité des parents et de l’Église, et non pas celle du gouvernement.

L’adhésion des libéraux à la construction de l’État protecteur se traduit par la participation au programme fédéral d’assurance chômage dès 1940. La protection de l’autonomie provinciale ne leur apparaît pas une raison suffisante de priver les chômeurs d’une allocation. En outre, le gouvernement s’applique à mettre en place un programme québécois d’assurance maladie en formant dès 1941 une Commission d’enquête sur les problèmes hospitaliers. Son rapport déposé en 1943 critique sévèrement le régime d’assistance publique et propose son remplacement par un régime d’assurance maladie.

Le gouvernement fait diligence pour créer une Commission de l’assurance-maladie, avec pour mandat de le mettre en place. La démarche du gouvernement québécois se situe ainsi à l’avant-garde des provinces canadiennes ; le Québec aurait pu devenir la première province à mettre en application l’assurance maladie.

Conquête syndicale

Au chapitre des lois du travail, les libéraux tiennent aussi leur promesse en rappelant en 1940 plusieurs lois restreignant l’action syndicale et font voter en 1944 la Loi des relations ouvrières, qui tire son origine du Wagner Act états-unien. Encadrant la négociation collective, elle oblige notamment les employeurs à « négocier de bonne foi » avec les représentants de leurs employés. C’est la conquête syndicale la plus importante depuis la légalisation du syndicalisme en 1872 et elle va contribuer à une croissance très significative des effectifs syndicaux. Ses principes fondent encore de nos jours le Code du travail.

Le congrès libéral de 1938 s’est montré timide pour ce qui est de faire jouer à l’État un rôle actif dans l’activité économique. Mais, une fois au pouvoir, les libéraux vont s’engager résolument dans la voie de la révolution keynésienne en créant, en 1941, une première entreprise étatique, la Raffinerie de sucre de Saint-Hilaire, et surtout en nationalisant la Montreal Light, Heat and Power et la Beauharnois Power Company en 1944. Le gouvernement donne ainsi naissance à Hydro-Québec. Les libéraux n’en restent pas là : ils se convertissent à l’idée de planification économique en formant la même année un Conseil d’orientation économique. 

Enfin, il est une mesure de développement économique révélatrice qui vaut la peine d’être relevée, car elle marque une ouverture nouvelle sur le monde. En effet, le gouvernement adopte une loi en 1940 qui lui permet de créer des délégations à Paris, à Londres et à New York pour stimuler les exportations du Québec. Le premier ministre envisage même d’ouvrir des bureaux à Ottawa, aux Antilles et en Amérique du Sud. Malheureusement, seul le bureau de New York est ouvert, à cause de la guerre.

La défaite

À l’élection du 8 août 1944, le Parti libéral, qui fait campagne sur ses nombreuses réalisations, est défait par l’Union nationale même s’il remporte un pourcentage du suffrage plus important. Les libéraux sont fortement handicapés par l’enjeu principal de l’élection, qui porte sur la conscription pour service outre-mer que le Parlement canadien a imposée en 1942. 

Le premier ministre Godbout s’était formellement engagé en 1939 à démissionner si cette mesure était adoptée par le fédéral. En outre, l’Union nationale tire profit de son enracinement en région rurale, qui est favorisé par le découpage de la carte électorale. Le Parti libéral conserve néanmoins ses orientations progressistes lors des élections qu’il perd en 1948, en 1952 et en 1956. 

Le retour de l’Union nationale de Duplessis en 1944 sonne le glas des mesures progressistes mises en avant par les libéraux. Baignant dans le conservatisme, ce parti est réfractaire à l’intervention de l’État et protège le rôle de l’Église en éducation et en affaires sociales. C’est pourquoi, aussitôt après les élections de 1944, il démantèle la Commission de l’assurance-maladie, rappelle la loi de la Commission du service civil, affaiblit la gratuité scolaire et celle des livres, dissout le Conseil d’orientation économique, restreint le pouvoir de négociation des syndicats, etc. 

Les victoires de l’Union nationale en 1944 et aux élections subséquentes marquent un temps d’arrêt de l’évolution des politiques progressistes, qui va éclater avec la deuxième révolution tranquille. 

Mémoire amputée

Réalisées en un seul mandat, les mesures adoptées par les libéraux de 1939 à 1944 marquent un cheminement remarquable vers la modernité dans une société supposément engluée dans le conservatisme. Le Québec effectue ainsi une première révolution tranquille, qui annonce clairement celle du gouvernement Lesage de 1960 à 1966. Cette dernière tire donc ses origines du congrès du Parti libéral de 1938. Et ce n’est pas par accident que cette formation politique est devenue le principal vecteur de la Révolution tranquille. 

Malheureusement, la mémoire collective est encore pénétrée du mythe de la Grande Noirceur avant le grand soir de la Révolution tranquille. Cette représentation de l’histoire du Québec est mal fondée et ignore les forces sociales issues du monde économique et politique qui représentent un contrepoids significatif au courant clérico-conservateur depuis le début du XXe siècle. 

Le Québec francophone d’avant 1960 n’a pas été une société folklorique, fermée sur elle-même et génétiquement branchée sur le traditionalisme clérical. Sa genèse n’en fait pas le cancre des sociétés du Nouveau Monde. Hier comme aujourd’hui, le Québec est une société diversifiée et sensible aux influences du continent qu’elle habite.

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