Statut particulier, sanctions particulières pour les policiers accusés au criminel

Des 54 dossiers concernant des violences sexuelle ou conjugale impliquant des policiers analysés par «Le Devoir» de 2018 à 2023, 11 se sont soldés par un acquittement et 8 par une absolution.
Illustration: Romain Lasser Des 54 dossiers concernant des violences sexuelle ou conjugale impliquant des policiers analysés par «Le Devoir» de 2018 à 2023, 11 se sont soldés par un acquittement et 8 par une absolution.
Le Devoir
Enquête

Bénéficiant comme tout citoyen de la présomption d’innocence, des représentants de l’ordre ont pu continuer à porter leur uniforme et leur arme, même lorsqu’ils ont fait face à des accusations criminelles, démontre l’enquête du Devoir. D’autres ont pu bénéficier de décisions de justice qui leur permettront de retrouver leur emploi malgré la reconnaissance de certains faits.

Des 54 dossiers concernant des violences sexuelle ou conjugale impliquant des policiers analysés par Le Devoir de 2018 à 2023, 11 se sont soldés par un acquittement et 8 par une absolution.

« Une chance que mes collègues m’ont saisi mon arme, je t’aurais fait un osti de carnage, je t’aurais éclaté la tête avec. » C’est en ces mots que le policier Mario Cloutier a menacé son ex-conjointe en décembre 2017, à la suite de l’annonce de leur séparation.

L’inspecteur de la Sûreté du Québec (SQ) fait partie des policiers ayant obtenu une absolution conditionnelle, et ce, malgré la gravité des gestes commis.

Se représentant seul devant le tribunal, le policier a reconnu, sans détour, avoir harcelé, menacé de mort et tenté d’empêcher son ex de contacter les policiers. Il reconnaît aussi lui avoir téléphoné à de nombreuses reprises enfreignant un interdit de contact.

« Ma maudite crisse, t’as pas fini avec moi, tu vas mourir, ma tabarnak, tu vas mourir, je te lâcherai pas tant que tu seras pas crevée, je te lâcherai pas. Ton osti de rat sale non plus », dit-il dans un des messages laissés sur sa boîte vocale présentés en preuve.

L’inspecteur Cloutier explique au juge qu’il a souffert de dépression sévère à la suite de la rupture. « Le ministère public mentionne que j’étais policier au moment des événements, vous savez, la santé mentale, c’est fragile, peu importe la profession. Quand la dépression arrive, vous perdez tous vos moyens, tous vos repères. C’est Mario Cloutier l’homme, l’humain qui a sombré […] ce n’est pas le policier », a-t-il soutenu.

Rongé par la honte, le policier a opté pour une retraite anticipée de la SQ. Il a toutefois confié vouloir travailler en sécurité civile dans la fonction publique ou au privé. « Si jamais j’avais un casier judiciaire, je devrais faire une croix sur cette seconde carrière. Je n’ai que 53 ans, je ne peux rester sans emploi », a-t-il fait valoir.

Le juge s’est rangé à ses arguments.

« Le délinquant a subi de lourdes conséquences pour ses crimes, il n’est pas nécessaire ici d’ajouter une peine de prison. Une absolution conditionnelle est suffisante pour punir l’accusé et protéger la victime », a conclu le juge Marc Ouimette, lui imposant une probation d’un an ainsi qu’une interdiction de possession d’arme de dix ans.

Une chance que mes collègues m’ont saisi mon arme, je t’aurais fait un osti de carnage, je t’aurais éclaté la tête avec.

L’obtention d’une absolution est un atout majeur au criminel et en discipline, selon l’avocat criminaliste Charles Levasseur, qui compte dans sa clientèle de nombreux policiers. Il explique qu’un des critères permettant au juge d’accorder une absolution est le fait que ce verdict ne nuira pas à l’intérêt du public. Un argument de taille pouvant être utilisé devant un conseil de discipline. « C’est clair que c’est [un verdict] pour que la personne soit employable dans n’importe quel type d’emploi ou pour qu’elle soit capable de demander une réintégration au comité de discipline », indique-t-il.

Selon le Directeur des poursuites pénales et civiles (DPCP), de façon générale, l’attribution d’une absolution demeure « l’exception ». « Si on considère que des centaines de verdicts de culpabilité dans ces causes de violence sexuelle sont rendus annuellement au Québec, et donc qu’autant de peines sont imposées par les tribunaux, il est possible d’affirmer que l’imposition d’une absolution pour ces crimes est une peine exceptionnelle », a indiqué au Devoir le DPCP.

810

L’analyse des 54 dossiers de violences conjugales ou sexuelles impliquant des policiers montre également que 3 cas se sont soldés par la signature d’un engagement à ne pas troubler la paix publique, connue dans le jargon judiciaire comme un « engagement 810 ».

« Je souligne qu’un 810 n’est pas un verdict de culpabilité de quelque infraction que ce soit », note d’ailleurs Me Ariane Bergeron St-Onge, qui a représenté trois des policiers cités dans notre enquête.

Cette ordonnance permet d’imposer, pendant un an, des conditions lorsqu’on a des craintes pour la sécurité d’une personne. Puisqu’il ne s’agit pas d’une reconnaissance de culpabilité, le 810 n’a donc souvent pas d’incidence.

Accusé de voie de fait contre une ex-conjointe, le policier du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) Keven Doyon a vu son dossier se clore par la signature d’un 810. « Pour justifier le 810, la plaignante désirait que ce soit mentionné que c’était dans le but […] de ne pas nuire au travail de monsieur, mais [elle] voulait aussi s’assurer une certaine sécurité et une certaine stabilité », a précisé la Couronne devant le tribunal.

L’agent Doyon, qui travaille toujours au SPVM, ne peut posséder d’arme pendant 12 mois, « sauf pour des fins de travail légitimes et rémunérées ». Il s’est engagé à avoir un suivi psychologique.

La signature d’un engagement 810 décourage une plaignante rencontrée par Le Devoir. Selon elle, le 810 a été une façon pour son ex, policier, de ne jamais reconnaître les faits. « Quand la procureure m’a téléphoné pour m’annoncer qu’il n’y aurait pas de procès, elle m’a dit “vous savez, il va sans doute perdre son travail”. C’était comme si c’était suffisant », raconte Geneviève*.

Visé par sept accusations, le policier Moko Gamache, du Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL), a vu toutes les charges contre lui tomber en échange d’un 810. Lors d’une brève audience, ayant duré moins de quatre minutes, le patrouilleur, qui était entre autres accusé de harcèlement criminel, d’utilisation non autorisée d’un ordinateur, d’entrave et de méfait, s’est engagé à verser 2000 $ au nouveau conjoint de son ex, ainsi que 1000 $ à la maison Hina, qui héberge des femmes victimes de violence conjugale et leur offre des services.

« Ça lui permet encore aujourd’hui de tout nier », déplore Geneviève. « C’est une “sanction” ridicule », dit-elle.

Du cas par cas

Que le policier soit acquitté ou non, il peut être amené à faire face à des allégations devant le tribunal administratif de déontologie, puis le comité de discipline de son corps de police. En vertu de nombreuses conventions collectives, un policier qui aurait été reconnu coupable en déontologie ne peut être jugé une seconde fois en discipline par son employeur. Plusieurs corps de police nous ont accordé des entrevues pour expliquer qui décide du sort d’un policier visé par une plainte ou accusation.

« À la suite du verdict, on prend automatiquement la preuve et on en fait l’analyse d’un point de vue disciplinaire pour voir s’il y a eu des manquements. Si c’est le cas, on enclenche le processus disciplinaire », explique Daniel Roux, inspecteur responsable des normes professionnelles au Service de police de l’agglomération de Longueuil. Au terme de ce processus, il s’expose à des mesures prévues au règlement municipal sur la discipline allant d’une réprimande jusqu’à un congédiement, voire à la destitution.

Un comité aviseur est mis sur pied dès le dépôt d’une plainte, explique l’inspecteur Rioux. La suspension du policier n’est pas automatique. « Est-ce que théoriquement un policier faisant face à une infraction d’inconduite sexuelle peut être gardé en service, à des tâches administratives ? La réponse est oui, » indique Jean-François Bernier, l’homologue de M. Rioux au Service de police de la Ville de Québec.

L’inspecteur Bernier précise que la question primordiale qui se pose est celle de la perte de confiance du citoyen. « Est-ce que la personne peut rester en fonction ? Est-ce qu’on la garde en contact avec le public ? Est-ce qu’on la laisse armée ? À quel endroit peut-on la réaffecter dans l’organisation ? » précise-t-il. Il admet qu’il peut s’écouler plusieurs mois, voire des années, entre la suspension et le licenciement d’un policier, mais que le respect de la présomption d’innocence prime.

Malgré ces mécanismes, Rosalie*, a dû alerter les policiers, car elle craignait pour sa sécurité. « C’est moi qui ai appris aux enquêteurs qu’il avait encore les clés du bureau et donc encore son arme à feu dans sa case », se souvient-elle.

« […] Je n’ai plus rien à perdre, je suis prêt. Oui, elle vivra cet enfer avec moi. » Ce message texte signé par l’ex-policier de Lévis Hugues Gagnon a été envoyé à une amie commune du couple qu’il formait à l’époque avec Rosalie*. Devant le juge, le policier Gagnon a reconnu avoir harcelé et tenté de dissuader son ex de porter plainte.

« Le jour où il a su que je fréquentais quelqu’un, c’est là qu’il y a quelques fils qui se sont touchés. Ç’a été vraiment l’élément déclencheur du harcèlement, de l’intimidation. Il me suivait, qu’il soit en service ou non. C’était vraiment rendu épeurant », se rappelle Rosalie en entrevue avec Le Devoir.

Elle décide de porter plainte une première fois en octobre 2018, mais se désiste.

« Il a continué à travailler, puis, en janvier, ça a pris une envergure disproportionnée. Il me suivait partout où j’allais. Il savait ce que je faisais, avec qui j’étais, qui sortait, qui rentrait. Il était au courant de tout », raconte-t-elle.

Rosalie porte plainte à nouveau. Son ex fait à nouveau pression pour qu’elle retire sa plainte.

Rosalie a été bombardée de messages textes dans lesquels son ex s’exprime comme s’ils formaient toujours un couple. Juste pour la période du 25 mars au 10 avril 2019, 37 pages de textos seront déposées en preuve. La situation dégénère, et Rosalie se dit de plus en plus inquiète des propos tenus par son ex-conjoint. Le policier Gagnon a reçu une absolution conditionnelle assortie d’une probation de trois ans et d’une surveillance de 24 mois. Après cette période, il pourra tenter de démontrer des circonstances particulières justifiant une sanction autre que la destitution.

« La loi est assez claire, à partir du moment où l’on obtient soit une absolution inconditionnelle ou conditionnelle, une fois que la probation est passée, la personne est présumée ne plus avoir de dossier criminel », souligne l’inspecteur Rioux. « À partir de là, ça appartient à chacun des corps de policiers de faire ses enquêtes de sécurité en bonne et due forme. Malheureusement, même là, au niveau des enquêtes de sécurité, on est assujettis aussi aux règles que la Charte nous impose », note-t-il. Le Devoir a d’ailleurs constaté que plusieurs conventions collectives prévoient également l’effacement du dossier disciplinaire après 12 à 36 mois.

*Noms fictifs. L’identité des plaignantes est protégée par une ordonnance de la cour.

Avec la collaboration de Naomie Duckett Zamor

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