«Playground. J’aime beaucoup ce que je vois» : dans les racines de la performance

Olivier Kemeid et Frédéric Dubois devant Espace Transmission, avenue des Érables, où a lieu leur spectacle «Playground. J’aime beaucoup ce que je vois».
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Olivier Kemeid et Frédéric Dubois devant Espace Transmission, avenue des Érables, où a lieu leur spectacle «Playground. J’aime beaucoup ce que je vois».

Frédéric Dubois et Olivier Kemeid s’offrent un projet totalement en dehors des cadres, hors saison et à l’extérieur des théâtres, en adéquation avec l’esprit de leur sujet : deux importants mouvements artistiques d’avant-garde des décennies 1950 à 1970, visant à sortir l’art des milieux traditionnels. Rendez-vous donc à Espace Transmission, un ancien garage de la Société de transport de Montréal, avenue des Érables, pour découvrir cette proposition atypique.

Playground. J’aime beaucoup ce que je vois est né d’une étonnante synchronicité, alors que les deux créateurs préparaient leur épique Five Kings. Au Japon, où il monte un spectacle, Frédéric Dubois découvre le mouvement Gutaï (1954-1972), dont le manifeste lui rappelle Refus global, par sa « rupture avec une époque, un formalisme ». Écumant lui aussi les galeries d’art, mais à New York, où il est en résidence d’écriture, Olivier Kemeid lui parle en retour de Fluxus (1962-1978). Deux groupes précurseurs, fondateurs, qui sont à la base de l’art de la performance.

Le duo désire « témoigner de cet esprit qui [lui] semble ne pas avoir pris une ride : le vertige de l’artiste face à un nouveau terrain d’exploration », explique Kemeid, qui a écrit le texte. Le spectacle s’est nourri d’archives, d’entrevues et de journaux intimes où les performeurs se confient. « On s’inspire de ces mouvements pour raconter, de manière plutôt intérieure et intime, une histoire — non exhaustive — de la performance. Le déclic, ça a été de se brancher sur l’intériorité des artistes, sur ce qui se dévoilait en eux au moment où ils pensaient à leur performance, quand ils la faisaient et après. »

Parmi les audacieux performeurs choisis, on compte plusieurs Japonais et une forte présence féminine, dont Yoko Ono — artiste importante trop longtemps vue comme la femme de John Lennon — et Charlotte Moorman, une violoncelliste au destin bouleversant, morte prématurément d’un cancer du sein, qu’elle a documenté. « Ces mouvements ont été traversés par le féminisme, mais l’ont aussi nourri, dit l’auteur. Le courage et le côté visionnaire de ces femmes, l’émancipation que ça a créée nous ont beaucoup inspirés. »

À quel moment le spectateur est appelé à être plus que quelqu’un qui regarde, sans que ça devienne du théâtre participatif ?

Le corps est souvent au coeur de ces performances surprenantes, qui frappent par leur grande concrétude — gutaï signifie d’ailleurs « concret » en japonais. « Après la guerre, au Japon, il fallait se rattacher à des choses tangibles », explique Dubois, qui signe la mise en scène. Et il fallait redonner une présence aux corps, alors qu’ils venaient d’être « calcinés, vaporisés par la bombe ».

Les pratiques issues de ces mouvements mettent aussi en avant l’idée que l’art « peut être partout : dans un sandwich, une salade… » Elles relevaient d’une volonté d’abolir les frontières entre le grand art et la vie, « de poétiser le quotidien », selon Kemeid.

Liberté

Dans cette série de tableaux, on pourra voir quelques-uns de ces happenings artistiques que la pièce décrit. Ceux dont les artistes autorisent la reproduction, selon leurs instructions. « Certains membres de Fluxus sont dans une telle démocratisation qu’ils écrivent les consignes de la performance, ils te les donnent et vas-y, note Kemeid. Pour eux, on a tous un potentiel créatif. »

Mais aux yeux des puristes, une performance présente un caractère unique, spontané, qu’on ne peut répéter. Les deux hommes ne prétendent pas faire de la performance. Ils la recréent, « mais comme un répertoire », précise Dubois.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir Le duo désire «témoigner de cet esprit qui [lui] semble ne pas avoir pris une ride : le vertige de l’artiste face à un nouveau terrain d’exploration», explique Olivier Kemeid, qui a écrit le texte.

Pour le metteur en scène, le spectacle leur permet aussi de se questionner sur le théâtre, de réfléchir aux mécanismes de leur métier sous une autre lorgnette. « Par exemple, le rapport au public. Quelle est la position de celui qui regarde ? Les performeurs posaient cette question en créant leurs oeuvres. On discute beaucoup de ça. À quel moment le spectateur est appelé à être plus que quelqu’un qui regarde, sans que ça devienne du théâtre participatif ? » Il ne veut pas trop dévoiler la pièce, mais on y joue avec les codes de la représentation.

Playground stimule visiblement les deux créateurs. Dubois loue la grande liberté que cette exploration apporte. « Et je le sens avec les acteurs aussi : à quel point ils prennent des libertés qu’ils ne prennent pas d’habitude. » Chez le directeur de l’École nationale de théâtre, comme pour celui qui vient de quitter la tête du Quat’Sous, ce projet marque le désir d’une création en marge des institutions.

Est-ce que le théâtre est trop pris dans des carcans aujourd’hui ? « C’est vrai qu’il y a eu, dans les dernières décennies, une forme d’uniformisation liée à des pressions économiques, contre lesquelles il faut lutter », convient Kemeid, en plaidant pour une diversité des pratiques. Son complice note que « les subventionneurs demandent aussi beaucoup aux créateurs d’enfermer la pratique dans des cases ». Même ses étudiants, en sortant de l’École, essaient de constituer un conseil d’administration avant de se définir artistiquement, « parce que c’est ce qu’on leur demande » !

Pour Frédéric Dubois, qui a débuté en créant du théâtre en dehors des réseaux, ce retour aux sources le fait littéralement jubiler. « Cela me donne une grande joie, surtout en ce moment, où on dit tellement que notre ère est lourde, de reconvier les gens autour du jeu, du plaisir, de la communauté. Et de célébrer ces artistes restés dans une part d’ombre très longtemps. »

Playground. J’aime beaucoup ce que je vois

Mise en scène : Frédéric Dubois. Texte : Olivier Kemeid. Dramaturgie : Chloé Gagné Dion. Avec Jade Barshee, Zoé Boudou, Inès Defossé, Alexa-Jeanne Dubé, Odile Gagné-Roy, Philippe Racine et Fabrice Yvanoff Sénat. Production : Théâtre des Fonds de tiroirs et Trois tristes tigres. Du 5 au 9 juin, à Espace Transmission.

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