«Les plages d’Agnès»: le vrai faux testament d’Agnès Varda

Agnès Varda dans une séquence de son documentaire autobiographique « Les plages d'Agnès »
Photo: Ciné-Tamaris Agnès Varda dans une séquence de son documentaire autobiographique « Les plages d'Agnès »

La série A posteriori le cinéma se veut une occasion de célébrer le 7e art en revisitant des titres phares qui fêtent d’importants anniversaires.

À l’approche de son 80e anniversaire, Agnès Varda constata que sa mémoire n’était plus ce qu’elle était. Naquit ainsi, dans l’urgence des réminiscences qui se voilaient de flou, le documentaire Les plages d’Agnès. À l’époque, cet essai autobiographique fut un peu perçu comme le « joyeux testament cinématographique » de la réalisatrice de Cléo de 5 à 7 et de Sans toit ni loi. Au moyen de reconstitutions kitsch, de photos et d’extraits de films se livre comme jamais une créatrice au sommet de son art singulier. En effet, s’il est une chose que démontre Les plages d’Agnès, sorti au Québec il y a 15 ans, en mars 2009, après des mois sur le circuit festivalier, c’est que le cinéma de la plus petite des grandes cinéastes était à nul autre pareil.

De fait, celle qui aimait à rire de son mètre cinquante-deux et qui se présente dans le film comme une « petite vieille rondouillarde et bavarde qui raconte sa vie » aura considérablement enrichi le septième art au cours de sa longue et libre carrière.

À cet égard, dans sa critique publiée dans le New York Times, Manohla Dargis y va d’une juste mise au point après avoir célébré Les plages d’Agnès et son approche visuelle : « Les images sont aussi délicieuses, inattendues, ludiques et décomplexées que madame Varda elle-même, peut-être la seule cinéaste à avoir à la fois remporté le Lion d’Or à la Mostra de Venise et déambulé dans une exposition d’art déguisée en patate (pas en même temps). Née en 1928, elle débute comme photographe et réalise son premier long métrage, La pointe courte, en 1954, alors que la plupart des réalisateurs de la Nouvelle Vague rêvent encore de cinéma au lieu d’en faire. »

Citant l’historien Georges Sadoul et son Dictionnaire des films paru en 1967, l’autrice et professeure Sandy Flitterman-Lewis réitère elle aussi le rôle de pionnière d’Agnès Varda par rapport à la Nouvelle Vague — rôle pas toujours reconnu puisque dans certains cercles, on préfère garder la Nouvelle Vague en boys’ club en attribuant la paternité du mouvement au film Le beau Serge, de Claude Chabrol, sorti en 1958.

Dans son ouvrage To Desire Differently : Feminism and the French Cinema, Flitterman-Lewis écrit : « Ce groupe comprenait les cinéastes François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Éric Rohmer, Jacques Rivette, Agnès Varda, Alain Resnais et Chris Marker ; certains critiques considèrent ces trois derniers comme un sous-groupe, les cinéastes de la « Rive Gauche ». C’est en effet Agnès Varda qui a inauguré la Nouvelle Vague avec son film La pointe courte, que Georges Sadoul a qualifié de « véritablement le premier film de la Nouvelle Vague française ». « L’ensemble de l’oeuvre de Varda incarne des caractéristiques traditionnellement associées à [la Nouvelle Vague] : indépendance et originalité, une vision très personnelle, une recherche continue sur le langage et la syntaxe du film et une attention soutenue aux formes d’organisation narrative. »

Plus d’un demi-siècle après La pointe courte, toutes ces caractéristiques, sans exception, sont bien en évidence dans Les plages d’Agnès. « Indépendance et originalité », « vision très personnelle »…

Pour autant, la cinéaste ne donne jamais dans la redite, au contraire : c’est justement cette « recherche continue sur le langage et la syntaxe du film » qui, de fictions en documentaires, contribue à ce que le cinéma d’Agnès Varda soit à la fois éminemment reconnaissable, et en constante évolution.

Conversation sur le cinéma

D’ailleurs, Les plages d’Agnès passe par plusieurs transformations alors que la cinéaste revisite ces rives qui représentent pour elle d’importants jalons personnels (comme sa rencontre avec le cinéaste Jacques Demy) ou professionnels (maints tournages), souvent les deux à la fois. Dans Le Monde, Jean-Luc Douin résume : « Tout le film est en rupture de ton. L’autodérision démine la nostalgie, l’évocation des grands hommes et amis débouche sur l’hommage aux chers défunts, l’inventaire tout en grâce, légèreté et petites facéties n’oublie pas les heures sombres de l’Occupation, le combat des Justes, la cause féministe. Du cirque au deuil, [Agnès Varda] se filme marchant à reculons, égrène un parcours voué à la liberté et à deux histoires d’amour : l’une avec Jacques Demy, l’autre avec l’art. »

Dans ce kaléidoscopique journal intime, Agnès Varda se fait sujet désinhibé : « Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages », confie la cinéaste en voix hors champ.

Dans le New York Times, Manohla Dargis note à ce propos : « Je suis heureuse que madame Varda réserve la majeure partie de la place dans ce film à sa propre histoire. C’est une histoire remarquable, riche en comédie et parfois déchirante, remplie de réflexions sages et d’étonnantes digressions sur les merveilles de la vie. C’est une vie qu’elle est, je crois, sur le point de parfaire grâce à son esprit, qu’elle garde aussi béatement et durablement ouvert que ses grands yeux ronds. »

Quoique la réalisatrice va au-delà de sa seule personne… Au moment d’accompagner Les plages d’Agnès au Festival international du film de Toronto, Agnès Varda rappelle ainsi à Odile Tremblay du Devoir : « Je n’ai pas étudié le cinéma, étant d’abord photographe, ni suivi de canevas dans mes films […] Je me suis amusée avec de merveilleux jouets. Dans Les glaneurs et la glaneuse, les gens ramassent ce qui a été abandonné et perdu. Les plages d’Agnès me permettent plutôt de picorer, comme un oiseau qui vient, qui débusque. Alors que Les glaneurs portaient sur un sujet plus vaste que moi-même — la consommation, le gaspillage —, ici, le sujet demeure le petit moi. Mais à travers ce moi, je revois des gens, des lieux, des époques. Ma vie n’est en fait qu’un prétexte pour dire beaucoup plus. »

Beaucoup plus ? Et comment ! À la sortie en France, Agnès Varda précise au Figaro : « Ce film est aussi une conversation sur le cinéma. »

C’est le cas. Il n’empêche, avec le recul, c’est parce qu’on en apprend tellement sur le parcours et la pratique de cette réalisatrice majeure que Les plages d’Agnès occupe une place à part dans sa filmographie.

Fantaisie naturelle

Quant au testament de cinéma, joyeux ou pas, la principale intéressée se montra en l’occurrence limpide d’entrée de jeu.

De fait, toujours au Figaro, celle dont la mémoire ne flanchait finalement pas et qui réalisa encore deux documentaires par la suite a ces mots concernant Les plages d’Agnès, que d’aucuns attendent alors comme son chant du cygne : « Ma forme favorite est le collage surréaliste. Elle correspond à ma fantaisie naturelle, à l’envie de m’amuser des choses et de moi, de ne pas me prendre au sérieux. Je vais jusqu’à me déguiser, sans peur du ridicule. Ça contrecarre l’idée du testament d’une vieille cinéaste. »

C’était évidemment la prérogative d’Agnès Varda de se qualifier deux fois plutôt qu’une de « vieille ». Une chose est sûre cependant, son cinéma, lui, n’a jamais été vieux. Revoir Les plages d’Agnès, c’est être témoin d’une effervescence créatrice n’ayant rien à envier à la jeunesse.

Le film Les plages d’Agnès est disponible sur la plateforme Criterion Chanel.

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