La pénurie d’évaluateurs fait craindre des pertes de revenus pour les villes
Au moment où une crise du logement fait rage, des cégeps peinent à recruter des étudiants souhaitant devenir inspecteurs municipaux en bâtiment. Des villes du Québec doivent ainsi alléger leurs critères d’embauche tandis que leurs inspecteurs, débordés par des demandes de permis à traiter, peinent à épingler les propriétaires qui laissent l’état de leurs logements se dégrader ou y effectuent des travaux non autorisés. Troisième et dernier article d’une série portant sur une pénurie aux répercussions multiples.
En plus de faire face à une pénurie d’inspecteurs municipaux en bâtiment, plusieurs villes peinent à embaucher des techniciens chargés d’évaluer les propriétés sur leur territoire pour mettre à jour la valeur foncière de celles-ci. Une situation qui soulève la possibilité que des villes perdent des revenus en ne rehaussant pas la valeur de propriétés où des travaux sans permis ont eu lieu, a appris Le Devoir.
En vertu d’un article de la Loi sur la fiscalité municipale, des évaluateurs doivent, « au moins tous les neuf ans », valider « l’exactitude des données » sur lesquelles se basent les villes pour imposer des taxes foncières aux propriétaires de résidences et de commerces. Or, plusieurs villes sont incapables d’atteindre cet objectif.
C’est notamment le cas de la Ville de Longueuil, où le directeur de l’évaluation, Marc Lagueux, se dit préoccupé par l’incapacité de ses employés d’inspecter dans ce délai tous les bâtiments de la ville de la Montérégie en raison des défis liés à l’embauche et à la rétention de techniciens en évaluation.
Par courriel, la Ville de Longueuil confirme que la moitié des quelque 70 000 unités d’évaluation résidentielle sur son territoire n’ont « pas fait l’objet d’une vérification de l’exactitude des données » dans le délai prévu par la loi. Ces inspections sont pourtant essentielles pour adapter à la hausse la valeur foncière des bâtiments résidentiels où des « rénovations sans permis » ont eu lieu, relève M. Lagueux.
« On s’entend que, si un propriétaire fait des travaux sans permis et qu’on évalue sa propriété [sans la visiter], c’est sûr que la valeur au rôle d’évaluation ne reflétera pas sa valeur réelle », explique M. Lagueux. La Ville tirera alors moins de revenus en impôt foncier de la part de ce propriétaire, puisque la valeur de sa propriété sera sous-évaluée. « Quand on fait des travaux sans permis, c’est un peu une forme d’évasion fiscale », résume le fonctionnaire.
« Il est important de mentionner que l’avènement de la COVID et la rareté du personnel qualifié nous ont forcés à revoir nos façons de faire et à utiliser de nouvelles méthodes d’inspection des propriétés », relève pour sa part la Ville de Longueuil. Celle-ci indique avoir mis en place des « moyens alternatifs » à des visites physiques pour mettre à jour la valeur foncière des propriétés résidentielles et commerciales sur son territoire.
À Montréal, par exemple, la Ville a décidé de compenser son incapacité à assurer une « visite physique » de tous les immeubles dans la métropole par d’autres mesures, « par exemple par une enquête postale ou par d’autres moyens virtuels », explique le relationniste Gonzalo Nunez. Des propriétaires sont notamment appelés à remplir des formulaires « d’autodéclaration » qui sont utilisés par la Ville pour mettre à jour la valeur foncière de leur propriété, indique M. Nunez.
On est en recrutement constant
Des pertes difficiles à chiffrer
La Ville de Montréal confirme d’ailleurs que 49 % des bâtiments de trois logements ou moins et 33 % de ceux qui en comptent davantage n’ont pas été inspectés à des fins d’évaluation depuis au moins neuf ans. À Laval, ce pourcentage, tout type de logements résidentiels confondus, s’élève plutôt à 6,3 %.
« On essaie d’aller le plus rapidement possible, mais avec les ressources qu’on a, ce n’est pas possible », relève le président par intérim du Syndicat des fonctionnaires municipaux de Montréal, Patrick Dubois, lui-même technicien en évaluation foncière. « La Ville perd de l’argent à cause de ça », avance-t-il. Certains bâtiments n’ont d’ailleurs pas été inspectés depuis « 20 ou 30 ans », a affirmé au Devoir un employé au Service de l’évaluation foncière de la Ville qui a demandé l’anonymat par crainte de représailles de la part de son employeur. Une situation que cette source associe au « roulement fou » des techniciens en évaluation foncière, qui se plaignent d’horaires et de salaires peu compétitifs. « On est en recrutement constant. »
Les trois villes contactées n’ont pas été en mesure de fournir une estimation des « pertes financières » associées à cette situation. « Un montant estimé serait hypothétique et incomplet, et devrait également tenir compte des dépenses supplémentaires associées à une opération de réinspection de l’ensemble des immeubles dans un délai de neuf ans », explique Gonzalo Nunez.
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Les professeurs Danielle Pilette et Unsal Ozdilek, du Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’Université du Québec à Montréal, conviennent d’ailleurs eux aussi que ces pertes sont difficiles à chiffrer. « Je suis portée à relativiser ça », souligne Mme Pilette, qui rappelle que c’est la valeur des terrains qui « s’apprécie le plus » dans les quartiers centraux, indépendamment de la valeur des bâtiments qui y sont construits.
Une profession en perte de popularité
Joints par courriel, quatre cégeps qui offrent un programme technique spécialisé en évaluation immobilière ont fourni des données qui témoignent d’une baisse du nombre de nouvelles inscriptions à cette formation dans les dernières années. La moyenne des inscriptions a notamment été de 18 depuis 2019 à ce programme au Campus Notre-Dame-de-Foy, tandis que ce nombre s’est élevé à 14 l’an dernier.
« C’est un programme qui demeure méconnu chez les jeunes. Pourtant, le salaire et les taux de placement sont des plus intéressants », relève le responsable des communications du collège privé, Jean-François Lebrun, qui entend continuer à « faire la promotion » de cette formation afin d’attirer « plus de gens dans le domaine ».
Le nombre de nouveaux étudiants intéressés par ce programme est par ailleurs en baisse constante au collège Montmorency, à Laval, depuis 2019, tandis qu’à Montréal, l’Institut Grasset n’a relevé aucune nouvelle inscription à ce programme entre l’automne 2021 et l’automne dernier.
« L’arrivée de la COVID, le plein-emploi et la hausse des salaires nous a frappés durement pour les inscriptions à la formation continue », constate le responsable des communications pour ce collège privé, Jean-François Leduc. L’établissement fait toutefois état d’une forte reprise de l’intérêt pour ce programme, auquel 21 étudiants se sont inscrits l’hiver dernier. Ce nombre d’inscriptions grimpe à 25 en prévision de l’automne prochain, de quoi donner un peu d’espoir aux employeurs.