Partager la manette du pouvoir
Participer collectivement à un jeu vidéo au théâtre : c’est à cette expérience atypique que vous convie asses.masses, au Festival TransAmériques. Les membres du public font office de performeurs dans cette production interactive, créée par deux artistes interdisciplinaires de Vancouver. « C’est une pratique de longue date pour nous deux, de travailler avec les jeux, la participation et des médiums originaux, explique Milton Lim. Parce que nous remettons en question l’idée d’un spectateur passif, qui fait juste regarder un spectacle se dérouler. »
Si ce médium est parfois dévalué, certains jeux vidéo peuvent « être considérés comme de l’art », ajoute-t-il. Et comme les récits théâtraux, leur trame contient des arcs dramatiques. Le duo a donc écrit une histoire épique, pleine d’émotions et de drames, pour son jeu. On y voit un groupe d’ânes tentant de récupérer leur travail, désormais accompli par des machines dans un monde postindustriel.
Cette bête injustement dépréciée est apparue comme une figure intéressante pour examiner l’état du travail au XXIe siècle. Et symboliser la condition des travailleurs manuels, tassés par la révolution technologique. « Dans l’histoire de l’art et de la littérature, les ânes ont été représentés comme stupides, ou entêtés, paresseux, alors que c’est en fait un animal très intelligent, explique Patrick Blenkarn. Et ils ont souvent été associés à la classe ouvrière, ce qui était une critique des travailleurs humains davantage que de l’animal. » Ces types de main-d’oeuvre ont été pareillement « effacés de beaucoup de nos espaces urbains, surtout dans l’Occident très développé ».
Le spectacle porte sur ce qui se déroule autant dans la salle que dans le récit à l’écran : le troupeau d’ânes virtuels qui doivent s’entendre afin d’organiser leur première manifestation fait écho à l’expérience collective que traversent les spectateurs.
Sur la scène du Centaur, une manette sera éclairée. Et le jeu débute lorsqu’une personne émerge du public pour en prendre les commandes. « Le joueur va devoir accomplir des tâches, résoudre des défis, décrit Blenkarn. Il est possible que cette personne ne soit pas la meilleure pour le faire. » On la verra alors peut-être demander de l’aide au reste du public. Ou bien un autre spectateur va se proposer pour prendre la relève…
Aucune règle ne dicte qui peut mener le jeu ni durant combien de temps. Mais le contexte est propice, dit-il, à « une organisation sociale de collaboration — un beau muscle qu’il faut continuer à entraîner » ! La manière dont le public s’organise se révèle souvent « inspirante ». « Nous avons la capacité de nous écouter mutuellement et de partager le pouvoir. C’est ce que les ânes dans l’histoire essaient de comprendre. Et c’est aussi ce que les humains en viennent à saisir en jouant à asses.masses. »
S’il le désire, le spectateur peut simplement regarder. Les modes de participation varient au cours du spectacle. « Il y a eu des gens qui disaient : “Mon Dieu, le joueur s’en tire terriblement mal”, raconte Blenkarn. Et la question est toujours : qu’est-ce qui vous empêche de participer ? De prendre la parole et d’apporter une contribution au groupe ? » Une attitude qu’on a souvent à l’égard de la politique : critiquer sans s’engager. C’est l’un des éléments auxquels le spectacle nous amène à réfléchir.
Grâce à asses.masses, ajoute Lim, les spectateurs « peuvent voir ce que ça veut dire de se lever et de prendre le pouvoir ». « Ils savent qu’ils ont la même responsabilité que tous les autres dans le public. Je pense que les contextes où l’on ressent ça, aujourd’hui, sont rares. Mais c’est la réalité : on a tous la capacité de se mettre debout et de prendre les choses en charge. Et d’être plus responsables les uns des autres. »
Rencontre
Déclinée en dix épisodes, de longueur variable selon les choix du public, l’épopée s’étend sur environ sept heures et demie. « Le jeu est conçu de façon à créer beaucoup de moments pour l’exploration des sous-intrigues, explique Patrick Blenkarn. Parce que la durée est l’un des éléments les plus importants que les jeux vidéo cultivent. » Le temps favorise l’approfondissement des liens, avec les personnages, mais aussi avec les autres joueurs.
asses.masses facilite donc une rencontre sociale que le théâtre n’offre pas souvent, « à cause de son infrastructure et des habitudes culturelles que nous avons développées, note Milton Lim : asseyons-nous dans le noir en regardant dans la même direction, et ne nous parlons pas (rires). La plupart des publics rentrent chez eux après le théâtre et ne parlent pas vraiment du spectacle, de comment il les a affectés ». Or, impossible de ne pas parler de celui-ci durant la représentation, entrecoupée de quatre entractes, où sera servie de la « délicieuse nourriture ». Le tandem désirait créer une sensation événementielle, et le sentiment d’être accueilli dans la maison d’un ami. Pour ses concepteurs, cette séance de gaming est donc totalement théâtrale. Ils sont heureux d’avoir réussi à y attirer un auditoire qui n’avait jamais vu le théâtre comme un espace culturel lui étant destiné.
Chaque spectacle est différent. Et les réactions du public à Vancouver, à Toronto et à Buenos Aires ont mis en exergue des différences culturelles. Entièrement composé de sous-titres, le spectacle peut être adapté facilement dans d’autres langues. Le duo est très excité par la perspective de le découvrir pour la première fois dans un contexte francophone, avec une version « 100 % unique conçue pour cet espace culturel spécifique. La traduction de Gilles Poulin-Denis est très drôle, elle met à profit toutes les possibilités du français pour les jeux de mots, assure Patrick Blenkarn. Et nous savons qu’il y a une forte histoire de débats sociaux dans les cultures francophones ».
Les représentations d’asses.masses peuvent devenir très animées. « C’est un rappel pour nous que oui, nous avons toutes ces questions intellectuelles, graves sur les assemblées politiques, l’avenir de la technologie et des travailleurs, dit Milton Lim. Mais on peut interroger ces thèmes tout en ayant du plaisir. »