Le pari funeste de Macron

À prétendre bousculer les clivages traditionnels quand il a été élu la première fois en avril 2017, à s’installer dans une posture éthérée « ni de droite ni de gauche », comme il aimait à le dire, le président Emmanuel Macron a radicalement échoué. Puisque c’est exactement le contraire de ce qui s’est dessiné depuis sept ans — et que vient confirmer le résultat funeste du premier tour des législatives. « Les Français ont exprimé leur désir de renouvellement. Notre logique est désormais celle du rassemblement », déclarait-il alors, en promettant de faire en sorte qu’il n’y ait plus « aucune raison de voter pour les extrêmes ». C’est raté. Son exercice du pouvoir aura à l’inverse contribué progressivement à la droitisation dure de la vie politique française et, ce faisant, à la montée en puissance du Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, un parti dont le ciment idéologique est la xénophobie. Pendant que, depuis deux ans, la gauche écartelée réussit à colmater ses divisions pour former des coalitions électorales performantes. Le « centrisme » professé par Macron ne tient plus qu’à un fil.

Le président avait présenté les législatives qu’il a déclenchées en catastrophe dans la foulée de sa débandade aux élections européennes aux mains du RN, le 9 juin dernier, comme une entreprise de « clarification ». Clarification il y a eu, dimanche, avec la poussée fulgurante et historique du RN (quelque 33,5 % des voix) et l’effondrement du camp présidentiel Renaissance-Ensemble (21 %), Entre les deux, à 28 %, la coalition de gauche NFP (Nouveau Front populaire) s’est imposée comme rempart principal à l’extrême droite. Pas exactement la clarification qu’espérait le président. Se confirme l’inconséquence de sa décision solitaire de déclencher des élections anticipées. Le verdict est d’autant plus tranché que les électeurs français se sont fortement mobilisés, avec un éloquent taux de participation de 66,71 %, alors qu’ils avaient été moins de 50 % à exercer leur droit de vote en 2022. Aux portes du pouvoir, le RN peut minimalement aspirer à une majorité relative dans la prochaine Assemblée nationale, sinon à la majorité absolue (qui est de 289 sièges) à l’issue du deuxième tour, le dimanche 7 juillet. Avec son jeune président, Jordan Bardella, 28 ans, appelé à devenir premier ministre. C’est peu dire que M. Macron a fait, de tous bords, l’unanimité contre lui, et que le scénario d’une France « ingouvernable », enferrée dans une cohabitation intenable, est sur toutes les lèvres.

Tout n’est pas joué, bien entendu, vu le nombre stupéfiant de luttes à trois (306) qui résultent du premier tour. Un candidat du RN se qualifiant dans 299 de ces 306 triangulaires, consigne a été donnée à leurs candidats arrivés troisièmes, et par le NFP et par le camp présidentiel, quoique de façon plus ambiguë, de se désister pour tenter de faire barrage à l’extrême droite. Lundi soir à 17 h, 169 de ces candidats avaient obéi à la consigne. Aussi, beaucoup sur le terrain croient-ils encore possible que les voix rassemblées du « front républicain » parviennent à faire obstacle au RN. Politiquement difficile à imaginer, étant donné la puissance du vent RN qui souffle sur le pays, mais peut-être pas théoriquement impossible. La gauche se voit en tout cas confier un rôle majeur dans l’entre-deux-tours affolé qui s’amorce, alors que le camp Macron est en lambeaux.

Même si le vent tourne, de toute façon, le mal est déjà fait. Le loup est entré dans la bergerie pour y rester.

Le soir de sa réélection à la présidence en avril 2022, Macron avait fait miroiter « l’invention collective d’une méthode refondée » et promis de « trouver une réponse aux colères qui se sont exprimées ». Deux mois plus tard, aux législatives, le RN devenait pour la première fois le premier groupe d’opposition à l’Assemblée nationale. L’appui électoral sans précédent donné dimanche au RN (10,5 millions de voix) est en grande partie basé sur l’adhésion. Mme Le Pen a redoutablement réussi à dédiaboliser le parti, au point de le faire passer pour l’ami des travailleurs, qu’il n’est pas en réalité. Mais l’appui donné au RN reflète également la sanction et l’exaspération profonde à l’égard d’un président et d’un parti pour engagements non tenus en matière de justice économique et de gestion des crises de la vie démocratique, de l’écologie, de la santé, du logement… M. Macron aurait-il sciemment voulu livrer le pays à l’extrême droite qu’il ne s’y serait pas pris autrement. À déclencher ces élections précipitées, plutôt que d’utiliser les trois dernières années de son mandat à tenter de recoller les morceaux d’une France abîmée, il a fait l’impasse sur les limites de sa stratégie du « faire barrage ». Il expose aujourd’hui le pays à une crise de régime grave, comme celle qui déchire les États-Unis.

Ce texte fait partie de notre section Opinion. Il s’agit d’un éditorial et, à ce titre, il reflète les valeurs et la position du Devoir telles que définies par son directeur en collégialité avec l’équipe éditoriale.

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