«Les Natchez. Une histoire coloniale de la violence», le dernier des Natchez
Le matin du 28 novembre 1729, les Natchez attaquent les colons français établis dans leur voisinage, à 300 kilomètres au nord de La Nouvelle-Orléans. Armés de fusils et de « casse-tête », ils abattent plus de 250 hommes, femmes et enfants, soit 13 % de la population européenne de la Louisiane, la colonie soeur du Canada.
Le carnage est sans exemple dans l’histoire de la Nouvelle-France. « C’est une tuerie de masse prenant les apparences de la guerre », explique l’historien français Gilles Havard dans un entretien avec Le Devoir pour la parution de son dernier ouvrage consacré aux Natchez.
À la différence du massacre de Lachine de 1689, perpétré par des Iroquois habitant à des centaines de kilomètres de Montréal, le drame louisianais de 1729 met en scène deux groupes ayant noué des relations étroites. D’où la surprise des victimes désarmées abattues à la porte de leur maison ou dans leurs champs de tabac et de maïs. « Cet événement reste un peu mystérieux », reconnaît le spécialiste de l’Amérique du Nord coloniale.
Les Natchez fascinent les Français depuis leurs premiers contacts établis à la fin du XVIIe siècle lors des voyages de Cavelier de La Salle. « Ils étaient habitués à des sociétés autochtones égalitaires avec des chefs sans réel pouvoir, comme les Hurons et les Iroquois du Canada, souligne Gilles Havard. Mais avec les Natchez, ils ont affaire à une culture qui leur paraît extrêmement sophistiquée. »
La société natchez, hiérarchisée, est dominée par un lignage royal, les Soleils, et un chef, le Grand Soleil, que l’on devait transporter sur un brancard afin d’éviter qu’il touche le sol, à l’image de l’astre. Les attributs solaires de cet être quasi surnaturel rappelaient ceux de Louis XIV, le Roi-Soleil, qui a donné son nom à la Louisiane. « Les Français se sentaient proches des Natchez, alors qu’on est dans une situation d’altérité maximale », précise Gilles Havard.
Aztèques septentrionaux ?
L’habitat natchez était organisé autour de tertres artificiels surmontés de temples, dont l’enceinte de pieux était garnie de têtes de mort. On y pratiquait notamment le sacrifice des proches des Soleils décédés. « Plusieurs dizaines d’individus pouvaient être mis à mort, explique Gilles Havard. À savoir, tout l’entourage domestique du Soleil, certains de ses parents et des personnes âgées, pour qu’ils l’accompagnent dans le pays des Morts. »
Les observateurs français étaient frappés par le consentement des sacrifiés qui, lors d’un trajet rituel, marchaient d’un pas ferme vers la mort en effectuant des cercles évoquant la forme de l’astre solaire. « On leur donnait ensuite un intoxicant mêlé à du tabac puis on leur mettait une cagoule de chevreuil sur la tête avant de tirer d’un coup sec la corde d’étranglement. »
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Pour Gilles Havard, le massacre de la fin 1729 pourrait bien être lié à ce rituel spectaculaire de la « mort d’accompagnement ». En socialisant avec leurs voisins autochtones, les colons ont établi une relation de parenté, ce qui les aurait exposés au sacrifice domestique au même titre que les autres Natchez. On serait donc à mi-chemin entre un acte de guerre et un acte sacrificiel.
L’autoritarisme du commandant français, Dechepare, et le fait que les Français soient vus comme des alliés défaillants auraient agi comme déclencheur. Le passage de la comète Sarrabat dans le ciel de la Louisiane en 1729 pourrait avoir conforté la décision des Natchez de procéder à cette attaque sanglante. « Le mot comète, précise Havard, signifiait “chef de guerre” dans leur langue, et cela a pu renforcer le climat guerrier. »
Terreur
Le massacre de novembre 1729 ébranle les habitants de La Nouvelle-Orléans, qui redoutent une attaque généralisée de tous les Autochtones. En 1730 et 1731, le gouverneur de la Louisiane, Étienne de Perier, organise les opérations de représailles en mobilisant ses alliés autochtones.
La petite guerre faite d’embuscades n’est d’aucun secours pour les Natchez, qui se replient sur leurs villages palissadés. Les guerriers vaincus sont expédiés à Saint-Domingue, l’actuelle Haïti, pour servir d’esclaves. Les autres se réfugient parmi d’autres nations autochtones.
Les campagnes militaires se poursuivent jusqu’à la fin de la décennie 1730. Elles atteignent d’ailleurs un sommet en 1739 avec la mobilisation par le Montréalais Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, gouverneur de la Louisiane, d’une armée franco-autochtone de 3000 combattants, dont un contingent de Hurons de Lorette et d’Iroquois de Montréal. Ces Autochtones convertis au catholicisme parcourent 2000 kilomètres en canot pour frapper l’ennemi commun.
« Cette campagne illustre la capacité extraordinaire des Français à mobiliser leurs alliés amérindiens, observe Gilles Havard. Cela dit, les Autochtones ne faisaient pas ces expéditions comme des mercenaires, mais parce que les hommes amérindiens pouvaient se réaliser socialement, individuellement à travers des exploits guerriers. »
Durcissement
La « destruction » des Natchez se compare à celle des Renard du lac Michigan, qui se déroule en parallèle avec, là aussi, la participation enthousiaste des alliés autochtones des Français. « Il y a alors un durcissement des logiques militaires françaises », constate Gilles Havard, qui refuse toutefois l’emploi du mot « génocide » pour parler de ces opérations militaires. « Il y a un acharnement, mais qui n’implique pas la mort systématique des prisonniers », rappelle le spécialiste.
La « logique de terreur » employée à l’encontre des Natchez et des Renard égratigne tout de même la vision d’une Nouvelle-France idyllique. « Cet épisode historique est une épine dans le pied de la thèse selon laquelle les Français se seraient mieux entendus avec les Autochtones que les Britanniques, les Espagnols ou les Américains. Même si ce fut quand même le plus souvent le cas. »
En moins de dix ans, les 3000 Natchez sont réduits à 500 individus, qui trouvent refuge chez les Creeks ou chez les Cherokees. « La société natchez telle qu’elle était organisée au début du XVIIIe siècle n’existe plus, constate Havard, mais il y a des éléments de la culture et de l’identité natchez qui vont se maintenir dans d’autres cadres ethniques. »
Errance
La nation qui terrorisa la Louisiane ne représente plus une menace au début des années 1750, à tel point qu’elle disparaît de la correspondance entre le gouverneur de la Louisiane et les ministres de Versailles. Le successeur de Bienville, Vaudreuil, un autre Canadien, envisage même de permettre leur retour sur le Mississippi.
Cet épisode historique est une épine dans le pied de la thèse selon laquelle les Français se seraient mieux entendus avec les Autochtones que les Britanniques, les Espagnols ou les Américains. Même si ce fut quand même le plus souvent le cas.
Les Natchez ne reverront ce fleuve mythique que dans les années 1836-1838, dans un autre contexte tragique, lors de la transplantation forcée des Creeks et des Cherokees du sud-est des États-Unis vers l’Oklahoma. Cette déportation finira par écraser le souvenir des guerres coloniales françaises survenues cent ans plus tôt. La tradition orale natchez ne semble pas en garder un souvenir précis, estime Gilles Havard.
La « destruction » des Natchez devrait-elle figurer au sein du futur Musée national de l’histoire du Québec annoncé à la fin avril par le premier ministre François Legault ? « L’Amérique française doit être étudiée dans son ensemble, répond simplement Gilles Havard en évoquant le bloc formé par le Canada, l’Acadie et la Louisiane. Il faut rendre compte des situations historiques en fonction de ce qu’elles étaient, et non pas de ce qu’on en attend. »