«Le mythe d’Orphée»: autopsie d’une passion
À l’ère de l’image, plusieurs créations ont pris pour appui la figure d’Orphée — par exemple, Reflektor, d’Arcade Fire (2013), et Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma (2019). Entre théâtre et danse, Le mythe d’Orphée s’inscrit dans ce prolongement d’une réflexion toute contemporaine sur l’amour et les apparences.
Les planches du Trident, c’est un élément marquant, livrent dès le départ un Orphée suspect : « Et te voilà qui répètes des millénaires de clichés », dira le choeur à propos de la passion qui l’unit à Eurydice. Ce choix imposera d’emblée une distance, déplacera le regard ; l’angle critique donnera à suivre « une passion » davantage qu’un homme passionné, celui dont les élans savaient émouvoir même les dieux.
Dans l’adaptation signée Isabelle Hubert, cet amour est celui d’un jeune homme pour sa supérieure — Charles Roberge et Éva Saïda, fort crédibles. Mère de famille qui fait le double de son âge, elle a sa vie déjà : mais saura-t-il l’entendre ? L’attirance est là, qui se déploie entre les deux comédiens, en même temps que danseuses et danseurs s’insinuent tranquillement dans l’histoire à raconter.
La mise en scène commune de Frédérique Bradet (L’usine, en 2022, trouvait déjà de jolies prises pour la danse) et d’Alan Lake enchâssera de belle façon les deux lignes du jeu et de la chorégraphie : danse et théâtre se retrouvent intriqués, sur une scène riche qui concourt au fondu.
L’ère du soupçon
La facture intemporelle de Vano Hotton plaît d’entrée de jeu : cave antique ou murs d’entrepôt aussi bien, vaste espace pour les compositions de groupe ou le mouvement autour des comédiens, sa large case aux hautes parois rattache mythe et contemporanéité — les danseuses et danseurs partageront le devant de cette scène, se relayant dans des solos évocateurs qui font plusieurs des moments les plus inspirants du spectacle. L’ambiance sonore d’Antoine Berthiaume joue des sonorités primitives et en appelle à la poitrine, les notes graves s’amplifiant avec la descente aux enfers : celle d’Orphée ? Celle d’Eurydice ?
Ce sera celle, plutôt, d’une rencontre qui n’en est pas une. Ainsi s’entendra la descente aux enfers, pour laquelle Bradet et Lake font le pari de se reposer uniquement sur les corps : tensions et accrochages, collisions. Le récit sera laissé derrière ; chaque spectatrice et spectateur, ici, vibrera en fonction de ses propres capacités, dans le déchirement des corps.
De cette plongée tendue, une construction lumineuse émergera cependant autour de la troupe en accrétion organique, chaque danseuse et danseur aux prises avec un seul et même combat. Sur une musique plus tendre, leurs défis deviennent alors les nôtres. Délaissant le discours critique, le spectacle offre alors un réel espace collectif où donner à sentir les carcans dans lesquels nous nous débattons encore.
Avec en tête ces corps en lutte et leurs envies nous reviendra cette phrase de Lacan : les poètes qui, c’est connu, ne savent pas ce qu’ils disent, le disent quand même avant les autres. À l’étendre aux artistes, on les entendrait nous dire, peut-être, qu’une suite nous reste à inventer.