Mathieu Lussier, tête chercheuse

Le directeur du festival International du Domaine Forget de Charlevoix, Mathieu Lussier
Photo: Adil Boukind Le Devoir Le directeur du festival International du Domaine Forget de Charlevoix, Mathieu Lussier

Parmi tous les acteurs de la musique classique, Mathieu Lussier pourrait être nommé « chef expérimentateur ». Le bassoniste devenu chef d’orchestre et directeur musical d’Arion est désormais directeur artistique du Domaine Forget de Charlevoix. Il observe, dans ses nouvelles fonctions, les mutations d’un marché complexe.

Personne n’a de recette magique pour ramener le public en salle après la pandémie. Lors de son dernier concert de la saison à l’Orchestre Métropolitain, Yannick Nézet-Séguin s’est adressé à une salle pleine pour demander aux spectateurs de revenir la saison prochaine. On se doute que la fréquentation en 2023-2024 n’a pas été à la hauteur des espérances. À l’opposé, Clemens Schuldt, à Québec, semble avoir trouvé de bons filons puisque fin mai, l’Orchestre symphonique de Québec avait vendu autant de billets qu’en septembre d’une année normale.

Alors que le Festival international du Domaine Forget débute officiellement samedi à 16 h avec un concert des Violons du Roy dirigé par Jonathan Cohen, Le Devoir a voulu faire un bilan avec Mathieu Lussier de son premier festival, en 2023, et de ses ambitions pour l’édition 2024.

Les émules

Une première remarque s’impose : une ouverture de festival en après-midi, voilà une chose que l’on n’aurait pas imaginée il y a quelques années. La question avait déjà été abordée l’an passé. L’expérience d’alors a, semble-t-il, porté ses fruits. « Cette année, les concerts du samedi ont lieu à 50 % l’après-midi et à 50 % le soir. » Le fondement de la décision est simple : « Une base de notre public vient de Québec et, le soir après un concert, il fait noir, il peut y avoir de la brume, il y a des tournants et des orignaux. Alors pour une clientèle vieillissante qui a les moyens, le temps et l’envie d’aller voir des concerts, le fait d’avoir des concerts en après-midi représente une offre intéressante. »

Et cela ne manque pas : « Les concerts en après-midi partent en premier, avant les concerts du soir. » Il n’y a peut-être pas que le déplacement de Québec, d’ailleurs : « La fameuse expérience d’aller souper et d’aller au concert est en train de se renverser. Là, les gens nous disent : “On va au concert et on va souper après” », analyse Mathieu Lussier.

Le constat effectué en 2023 par la tête chercheuse du milieu musical a fait des émules. Ainsi, en 2024, tous les concerts du samedi du festival Orford Musique ont lieu à 16 h 30. « Les concerts qui sont restés le soir sont notamment les concerts de jazz, qui amènent une clientèle plus nocturne », dit Mathieu Lussier. « Les enjeux sont si importants sur la manière de ramener le public, lui donner l’envie d’aller en salle, qu’il faut multiplier les formules. La parité, 50-50, n’est pas une recette établie. »

Le directeur artistique du Domaine Forget distingue les fidèles, qui « attendent la programmation et achètent des forfaits », et le public, « qui vient pendant la fin de semaine, qui va être là par hasard ». Il pense que les premiers vont lui être acquis et se soucie beaucoup de la seconde catégorie. « J’ai insisté pour qu’il y ait des fanions sur le chemin disant “Concert cet après-midi” ou “Concert ce soir”. Chaque programme est composé pour que toute personne qui passe à Saint-Irénée ne tombe pas sur un truc aride ou surprotéiné. Il ne faut pas perdre les gens qui viennent par hasard. Je cherche donc à éviter des programmes où la personne que je ne connais pas débarquerait chez nous se verrait dire : “Ah, il est mal tombé !” » Mathieu Lussier pense qu’il est possible d’avoir de la substance, mais de manière non rébarbative.

C’était d’ailleurs le sujet principal de notre entrevue de 2023, désormais formulé ainsi : « Travaillons sur le contenant sans alléger le contenu. »

Convertir la gratuité

On remarque aussi une diversification des lieux avec des concerts gratuits à l’église de Saint-Irénée, chose qui semble nouvelle. « Nous avons acheté l’église il y a deux ans pour la transformer en studio pour la danse. En 2023, nous avons fait un essai avec deux concerts dans l’église. Le premier, un vendredi à 16 h, avec du Franz Krommer et du Amy Beach, a rempli. On a remis ça avec les jeunes de l’Académie [internationale de musique et de danse du Domaine Forget] à la fin du festival. On s’est donc dit qu’on allait en faire un nouveau rendez-vous. » Face au potentiel frein quant à l’achat de billet de concert, « entrer dans une église gratuitement et écouter de la musique, cela ne pose pas de problème ».

Évidemment, Mathieu Lussier va profiter de l’occasion pour faire un test. Le concert du 14 juillet à l’église, avec Les Voix humaines, sera donc payant : « Nous allons comparer les dimanches après-midi gratuits et ce qui va se passer si on propose un concert à un prix abordable. En plus, avec deux violes de gambe, l’église est parfaite : on a avantage à s’approcher de la source sonore. »

Il y a d’autres tests. Par exemple, la série « Le Domaine sur la route » s’est développée avec « Les concerts de la Rive ». « Nous avons un nouveau partenariat avec Saint-Joseph-de-la-Rive. Les Riverains ont racheté leur église et ont exprimé l’intérêt d’avoir des concerts. Il y a encore des gens qui ne savent pas ce qu’est le Domaine et où il se trouve. Le pari est de faire rencontrer le Domaine et d’amener le public à vivre la musique ensuite sur le site, dans la salle de concert. »

On espère pour lui que Mathieu Lussier aura la chance de convaincre les adeptes de ces concerts gratuits de le rejoindre au Domaine. Denis Brott, directeur artistique du Festival de musique de chambre de Montréal, nous laissait entendre récemment qu’il n’y avait pas de perméabilité entre le public gratuit et le public payant.

Mathieu Lussier reconnaît l’ampleur du défi. « L’action d’acheter un billet est la clé. Il n’y a aucun doute sur le fait que les gens écoutent de la musique. Ce qui marche moins, c’est le raisonnement : “Je vais aller écouter de la musique en m’achetant un billet pour aller en salle.” Je ne pense pas que des études ont été faites à cet effet », nous confie le directeur artistique.

Mathieu Lussier pense que « le Domaine Forget est un laboratoire parfait, car les gens qui sont dans la région sont dans une dynamique d’expérience. Ils sont en déplacement, en vacances, alors qu’à Montréal s’ajoutent, par exemple, les entraves de circulation ».

Problème endémique

Les enseignements de l’édition 2023 qui ont influencé le festival de cette année sont aussi d’ordre programmatique : « La programmation est à 75 % ou 80 % liée aux artistes qui viennent enseigner. Lors de mon premier été, j’ai reçu beaucoup de suggestions de nos artistes professeurs. Cela faisait de beaux concerts, mais qui se ressemblaient un peu. Cette année, j’ai donné des couleurs, des thématiques. Par exemple dans notre “Prélude à l’été”, nous avons programmé deux concerts pour vents. J’ai donné au premier une thématique française. Les gens qui sont venus aux deux concerts ont eu deux expériences contrastées. »

Autre enseignement de 2023, la difficulté de vendre « les grands noms qui se produisent dans des entre-stages, sans lien avec ce qui se passe au Domaine ». « Par exemple Chanticleer, le groupe vocal de San Francisco. Il y avait peu de gens, alors que c’était pour moi l’un des grands concerts des dernières années. » Le Quatuor Emerson pour sa tournée d’adieu, aussi, n’a pas rempli, alors qu’il s’agissait d’un concert événement.

Mais tout cela est un épiphénomène par rapport à la grande interrogation de l’heure. Ce qui plane, aux yeux de Mathieu Lussier, est « l’incertitude financière dans le milieu : l’explosion des coûts face au maintien ou à la légère diminution de la participation gouvernementale ». « Cela fait que nos partenaires qui viennent présenter des concerts ont des défis financiers qu’ils doivent combler. » En pratique, faire venir l’Orchestre Métropolitain et Les Violons du Roy coûte plus cher, alors que le financement est stable. « Si les gens ne reviennent pas davantage et si nous ne trouvons pas de nouveaux mécènes, le risque est que nous ne soyons plus capables de produire des événements à la hauteur, car plus en mesure de satisfaire aux demandes des acteurs du milieu. »

Mathieu Lussier pense que « comme c’est l’ensemble du milieu qui est là-dedans, les solutions devront venir de l’ensemble du milieu ». « Nous avons tous été bien soutenus pendant la pandémie, alors les gens se sont mis à beaucoup produire. Faut-il produire moins ? Mais produire moins, c’est engendrer moins de revenus potentiels… » Poser la question, c’est soulever un grand problème.

Des états généraux de la musique classique montreraient-ils le bout de leur nez ?

Cinq grands concerts du Festival international du Domaine Forget 2024

30 juin. Récital de Charles Richard-Hamelin.

21 juillet. Kerson Leong joue les Sonates et Partitas de Bach.

27 juillet. Concert de Yannick Nézet-Séguin, Marc-André Hamelin et l’Orchestre Métropolitain.

10 août. Concert de Clemens Schuldt, Marie-Ève Munger et l’Orchestre symphonique de Québec.

24 août. Concert de clôture avec Mathieu Lussier, Jean-Marie Zeitouni et Nicolas Ellis.

En concert cette semaine

Journée de la guitare au Domaine Forget, vendredi 5 juillet.

Ouverture du festival Orford Musique avec Alain Lefèvre, vendredi 5 juillet à 19 h 30.

Ouverture du Festival de Lanaudière, samedi 6 juillet à 19 h.

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