Mouvement de passage et danse de l’intérieur en CHSLD

Guy Robichaud, un résident du CHSLD Nicolet, observe une danse avec intérêt.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Guy Robichaud, un résident du CHSLD Nicolet, observe une danse avec intérêt.

Dans le salon du CHSLD Nicolet, une dame parmi d’autres est prostrée dans son fauteuil roulant, immobile, sa tête figée dans une position inclinée, ses bras raides repliés sur eux-mêmes. La danseuse Ariane Boulet s’approche d’elle, s’accroupit à ses côtés pour capter son regard. Ses doigts s’animent en une danse minuscule. Les yeux de la vieille dame se remplissent de joie et d’intérêt. Un sourire se dessine sur son visage. Lorsque la danseuse s’éloigne, le sourire reste longtemps sur ses traits détendus, apaisés.

Un peu plus loin, Ariane Boulet répond au discours décousu d’une autre dame avec des gestes, des sons, des grimaces. La dame pouffe de rire et s’engage dans cette conversation insolite. Durant de longues minutes, les deux femmes se regardent, dans un échange qu’elles seules semblent comprendre. « Cette dame parle souvent très fort et dérange les autres », raconte Cynthia Martin, technicienne en loisirs de l’établissement. « Aujourd’hui, la danse la rend plus calme. »

L’équipe de Mouvement de passage, projet créé il y a 10 ans par Ariane Boulet pour intervenir par la danse dans les CHSLD, ne donne pas un spectacle. Par des sons et des gestes, du plus petit au plus grand, elle tente de raviver l’essence de ces personnes en perte d’autonomie ou en fin de vie, pour faire naître le contact. Et les résultats, tout de suite, sur place, sont impressionnants.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La musicienne Marie Vallée, avec Nicole Bissonette

Chercher des portes

Ces échanges se font par le langage non verbal, même si l’équipe répond volontiers lorsque les résidents lui parlent. « On cherche des portes » dans le corps, explique Ariane Boulet, cofondatrice de la compagnie de danse Le Radeau. Ces portes sur l’autre, elles peuvent se trouver dans les yeux, dans une main.

Alors qu’Ariane l’accompagne, une résidente tente de nombreuses fois de se lever, en vain. Son corps ne la soutient plus. « Je me suis accroupie, puis j’ai juste tendu ma main, qu’elle a mise dans sa main. Puis on a eu une danse très subtile de micromouvements. »

Dans un corridor, un homme reçoit Ariane, Georges-Nicolas Tremblay, le danseur qui l’accompagne, et Marie Vallée, la musicienne. « Vous êtes les premières personnes que je vois de la journée », s’écrie-t-il avec enthousiasme. Il se joint aux artistes en une procession festive que rejoignent bientôt d’autres résidents. « Cette dame adore danser », dit Cynthia Martin au sujet d’une résidente qui suit le cortège avec énergie. « Son fils m’a dit qu’elle avait découvert la danse ici. Si je la fais danser, elle peut continuer durant 20 minutes. »

Étonnamment, c’est aux étages où sont rassemblées les personnes qui ont le plus de troubles neurocognitifs que l’impact de la danse est le plus puissant, remarque Georges-Nicolas. « Ceux qui sont encore entièrement là, qui sont cohérents, se laissent moins aller », constate-t-il.

« On est un des seuls projets qui rejoignent les personnes non verbales, [qui ont des] troubles neurocognitifs majeurs », poursuit Ariane.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir Les danseurs Ariane Boulet et Georges-Nicolas Tremblay dans la chambre de Lucille Gauthier, une résidente du CHSLD

Depuis 10 ans, avec le projet Mouvement de passage, Ariane Boulet et son équipe distribuent leurs gestes improvisés aux aînés très fragiles des CHSLD du Québec. Bien qu’elle ait effectué une maîtrise en création en milieu de soins, Ariane Boulet ne se considère pas comme une art-thérapeute. Tout se passe d’ailleurs de façon improvisée, et les artistes ne sont pas informés du dossier de santé des résidents. Pourtant, l’intervention est manifestement puissamment positive.

« C’est préférable qu’on ne connaisse pas les diagnostics, qu’on ne connaisse pas les histoires de vie. C’est très bien, parce que ça nous permet vraiment de travailler dans l’invisible. Dans le présent, maintenant », poursuit Ariane. L’invisible, c’est « ce quelque chose qui existe, mais qu’on ne voit pas nécessairement ». « Ça nous arrive beaucoup. On le voit : des changements de posture, des regards francs. Des fois, c’est énorme, un regard franc. Les membres qui se déplient, et des crises de larmes, souvent. »

À partir d’un cri

Parmi les expériences les plus marquantes de ses interventions avec Mouvement de passage, Ariane se souvient d’une femme qui hurlait sans arrêt depuis deux jours, lui avait-on dit. « Un des danseurs d’origine, David Rancourt, s’est mis à incarner le cri de la dame physiquement. Je trouvais ça magnifique, mais une partie de moi était très apeurée ; on ne voulait pas augmenter le malaise. Quelques minutes après, je vois Marie qui arrive, qui prend le cri comme tonalité, puis qui se met à harmoniser en chantant. Ça a duré 20, 25 minutes et ç’a été long — la personne continuait de crier, ça faisait deux jours. Après 25 minutes, ses cris se sont transformés en rires. Le lendemain, le personnel m’a appelée pour me dire qu’elle avait arrêté de crier après notre intervention. Ça a été un moment très touchant pour nous. »

Georges-Nicolas Tremblay évoque ce moment passé en silence avec une dame qui était très nerveuse. « Elle était assise, toute seule. J’ai commencé en reproduisant un peu les mouvements nerveux de ses mains qui se tortillaient. Puis, je faisais un peu l’inverse, tranquillement. On a commencé à danser ensemble, et sa nervosité est tranquillement devenue un apaisement à travers le corps », dit-il.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La musicienne Marie Vallée et les danseurs Ariane Boulet et Georges-Nicolas Tremblay entrent dans la chambre de Guy Robichaud.

Un jour, Marie Vallée a approché son kalimba d’une dame. « Elle a fermé ses yeux et c’est devenu une danse. Je partais de l’intérieur. Elle suivait chaque note et était en symbiose totale avec la musique. C’était très touchant, parce que ça venait d’elle. Il y a quelque chose qui a émergé », raconte-t-elle.

« Toute la pratique se déploie autour de l’écoute du résident », explique Ariane Boulet. Au fil des ans, Mouvement de passage a fait des petits. « J’ai reçu beaucoup de demandes de CHSLD et j’ai décidé d’honorer ça », dit-elle. L’équipe a donc développé un guide pédagogique et une formation de 15 heures qu’elle donne un peu partout dans la province.

Lors de ces formations, « on parle évidemment de la démarche artistique, mais aussi de l’éthique, des éthiques de la vulnérabilité », explique-t-elle. « On aborde aussi toute la question des symptômes de la démence, les enjeux sanitaires des CHSLD, les enjeux liés aux chutes. On travaille l’approche, la posture, le ton de voix, le regard, le toucher. Puis les questions du consentement sont abordées. Marie transmet aux nouveaux musiciens des éléments aussi sur l’approche, sur la façon de travailler avec les sons que font les résidents. »

Quand l’équipe quitte le CHSLD Nicolet, quelque chose a changé derrière elle : un sourire flottant sur un visage, une âme détendue après avoir dansé, un corps reconnaissant d’avoir été touché, le temps d’un instant.

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